La figure d’Alex DeLarge, l’homme dynamite fossoyeur et victime de l’hypocrisie de la morale bourgeoise
« Un siècle de barbarie commence, et les sciences seront à son service ». Si les propos de F. Nietzsche dans Par-delà bien et mal anticipent avec profondeur le siècle qui vient de s’écouler, il s’agit d’un aphorisme à valeur de sagesse tragique. Le film Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick est l’illustration cinématographique la plus parfaite de ce siècle de barbarie. Son personnage principal, Alex DeLarge, est un mélange éruptif et sans pitié d’individualisme poussé jusqu’à son paroxysme et d’une volonté de changer l’ordre de la société.
Comme souvent dans ses films Stanley Kubrick évoque un certain nombre de thème philosophique et moraux. Dans Orange mécanique les thèmes de la dualité, du bien, du mal, et de la dérive totalitaire des sociétés post-modernes. Alex DeLarge suit le cheminent de l’homme dynamite dans l’oeuvre nietzschéenne. Il part de sa conception de la société pour être transformé par la dialectique du bien et du mal elle-même renversée par l’opposition maître/esclave qui va produire un renversement de la signification donnée au bien et au mal. Qu’est-ce à dire ? C’est ce que Nietzsche appelle le bon et le méchant par opposition avec le bon et le mauvais. Alex DeLarge va évoluer du mauvais vers le méchant pour aboutir par sa mutation totale en être désiré par la société socialiste et conservatrice qui l’a transformé. A la fin du film quand il affirme « Oh oui. J’ai changé pour de bon », on comprend qu’il a muté dans une sorte de nouvelle éthique sans que l’on comprenne qui du sociopathe ou de l’homme brisé a survécu. Qui est vraiment Alex DeLarge ?
Dans une société d’anticipation futuriste, sans trop l’être, le réalisateur plonge sa caméra dans la vie d’un groupe nommé les « droogs », en référence au russe droug (l’ami), qui est mené par un sociopathe Alex DeLarge. Ce dernier aime le sexe, la violence et la symphonie n°9 de Beethoven qu’il nomme Ludwig Van. Lui et ses amis boivent du lait le moloko plus, comme en russe. Ils s’expriment dans un argot anglo-russe. Cette nouvelle expression s’appelle le nadsat selon Burgess, l’auteur du livre Orange mécanique. Ce néologisme n’est pas sans rappeler le novlang de Georges Orwell dans 1984.

Une nuit de violence commence. Alex DeLarge commence par passer à tabac un vagabond dans la rue. Lui et ses droogs se rendent chez un écrivain qu’ils martyrisent, et dont Alex finit par violer la femme dans la plus grande cruauté en chantant Singing in the rain.

Mais son leadership est remis en cause par ses droogs car ils réclament une meilleure répartition de leurs vols. Pour se prémunir de la moindre contestation, il jette ses droogs dans le canal sans le moindre remords. Nietzsche expliquait dans Par-delà bien et mal que L’homme supérieur ne tient pas à être compris trop facilement. Surtout de la part de ses prétendus « bons amis ». L’homme supérieur trouve dans l’autre la part de médiocrité qu’il refuse d’assumer pour lui-même. En voulant se hisser au niveau de leur maître en souhaitant une répartition plus équitable de leur butin, les droogs ont précipité leur chute.

Et là, un soir, dans une nuit d’ultra violence où se déchainent le sexe et la brutalité, les événements déferlent dans la furie et conduisent plus tard à la mort de la « riche femme aux chats » qui est assommé par un phallus géant qu’Alex DeLarge a trouvé dans le manoir de la dame. Sauf que celle-ci décède et Alex DeLarge est condamné à 14 ans de prison.

Pour tenter de sortir rapidement de prison, il accepte de devenir l’objet d’une expérience scientifique, la méthode Ludovico, qui vise à démontrer que l’homme peut changer. Le ministre de l’intérieur supervise directement cette expérience sans tenir compte de l’avis d’un scientifique qui dans un moment de bon sens lui explique qu’il n’y a pas de changement de l’homme sans choix. A la suite de cette expérience il devient la victime de ses anciennes victimes. Une fois qu’ils se rendent compte de sa faiblesse ils en profitent pour se tourner contre lui.

Cette volonté de changer l’homme s’appuie sur le behaviourisme qui est un concept tiré d’un livre de Burrhus Skinner Par-delà la liberté et la dignité. Il s’agit pour l’auteur de souhaiter le renforcement de l’efficacité de la nature de l’homme, de démontrer que son comportement peut évoluer par l’intervention de la société. Si le titre de son ouvrage n’est pas sans rappeler celui de Nietzsche Par-delà bien et mal, ce n’est pas un hasard. En effet, Nietzsche voit dans le monde sans volonté que les pulsions, et la violence. C’est ce qu’il appelle le monde mécanique. C’est le cas d’Alex DeLarge, il reste enfermé dans ce monde mécanique.
Le behaviourisme cherche à rendre à l’homme sa fonction purement utilitaire et sociale dans l’objectif de faire naître une société nouvelle. Pour Hannah Arendt, les systèmes totalitaires se caractérisent quand « les hommes, dans la mesure où ils ne sont plus que la réaction animale et que l’accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. La tentative totalitaire de rendre les hommes superflus reflète l’expérience que font les masses contemporaines de leur superfluité sur une terre surpeuplée […] une usine à fabriquer quotidiennement de l’absurde« . « Les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d’une manière qui soit digne de l’homme« (Les origines du totalitarisme). C’est exactement dans cet univers que semble plonger Alex DeLarge. Une société à la fois socialiste par sa volonté de contrôler les hommes par la cohésion de la masse à travers des structures, et conservatrice par les valeurs véhiculées d’ordre et de sécurité.
En y regardant de plus près il est effrayant. Avec son costume blanc de joueur de cricket monté d’une coquille, son chapeau melon et sa canne, tout est fait pour lui donner une impression de dynamite. Son vocabulaire argotique, son arrogance, son individualisme, son absence d’apathie pour ses droogs en font un anti-héros de culture populaire par excellence car il est viscéral et radical à la fois.

Il finit en regardant son audience qui croit l’avoir totalement transformé, mais au fond de lui la musique de Beethoven et ses fantasmes pornographiques ne sont devenus qu’un. Reste à savoir laquelle de ses personnalités est morte. Dans ce décor de neige; de sexe et de voyeurisme, on retrouve les prémices de la mise en scène de l’orgie dans Eyes Wide Shut (1999).

On a souvent dit qu’Orange mécanique était la représentation du monde moderne. En réalité, c’est une pensée simpliste. La figure d’Alex DeLarge est justement trop large pour être parfaitement analysée. Pendant le film, il est à la fois bourreau puis victime avant de devenir autre chose. Il ne représente pas la société ni une de ses dérives, mais tout simplement un électron sauvage et libre à la fois. Il représente l’ennui, la consommation, l’individualisme, le méchant, le paumé, l’obsédé compulsif, et l’objet de l’expérimentation.
Il faut en revenir à Nietzsche et à la sagesse tragique. Elle consiste à cesser de vouloir améliorer l’humanité, et à se contenter à prendre plaisir à ce spectacle, à se réjouir de ce spectacle, à aimer ce monde. Dans cette humanité sans retour, il faut se plier à une éthique par-delà bien et mal, en évitant toute dualité trompeuse. Ici, il n’y a pas de vérité sur la personnalité de Alex DeLarge, juste des moments d’état d’esprit.