Analyse du film Les sentiers de la gloire (1957) de Stanley Kubrick : la guerre, les individus et les héros

Les sentiers de la gloire (1957) de Stanley Kubrick est tiré du roman de Humphrey Cobb Paths of Glory. Ce film nous ramène dans la violence de la première guerre mondiale de 1914 à 1918. C’est surement l’envie de Kirk Douglas de jouer le rôle du Colonel Dax qui a donné la confiance au studio de financer en partie le film.

images-2

La guerre de 1914-1918 commence à s’enliser, et l’état-major décide de lancer une contre-offensive sur la colline aux fourmis qui a quasiment aucune chance d’aboutir. Cela ressemble terriblement à l’offensive du Général Nivelle dans le chemin aux dames qui coûta la vie à de nombreux soldats français en pure perte. Le 701ème régiment commandé par le Colonel Dax est repoussé par le feux allemand. Il se replie en base arrière.

images-3

Le général Mireau qui est le stratège de ce plan d’attaque décide de faire exécuter des soldats tirés au sort pour les traduire devant un conseil de guerre pour procéder à leur exécution. Le général Mireau considère que ces soldats ont été lâches, et il veut en faire un exemple pour la suite. Le Colonel Dax s’y oppose fermement, et delà né un conflit entre les deux hommes. Trois hommes sont ainsi exécutés. Le Colonel Dax décide de s’expliquer avec le chef d’état-major, le général Broulard en lui apportant la preuve que le général Mireau a fait tirer sur sa propre armée en pleine offensive. Le général Broulard révoque le général Mireau et propose au Colonel Dax le poste de ce dernier.

images-4

Le Colonel Dax qui est habité par l’idéalisme des justes refuse la proposition qui lui est faite.

images-5

Le roman de Humphrey Cobb Paths of Glory (1935) a été rédigé au moment même où des soldats français exécutés pendant la guerre de 1914-1918 venaient d’être réhabilités.

images-11

En France ce sont près de 2 000 soldats qui ont été fusillés pour l’exemple par l’armée pour avoir reculé sous le feu ennemi. Le général Revilhac est connu pour avoir fait tirer au sort des soldats de son régiment pour les exécuter. Dans l’absurdité de la guerre, des soldats ont même été réanimés pour les conduire au peloton d’exécution.

images-6

Dans ce troisième film que réalise Stanley Kubrick, on peut noter l’utilisation de la caméra subjective qui amplifie l’intensité de la violence contre les soldats, le champ-contrechamp qui démultiplie les effectifs de soldats, des plans d’ensemble qui met en évidence l’horreur de la guerre. La caméra objective montre le champ de bataille pendant que la caméra subjective montre les soldats perdus dans les tranchées. On semble parfois être dans la peau d’un Fabrice Del Dongo sur les champs de batailles napoléoniens. Le jeune Fabrice semble presque étranger au spectacle qu’il contemple. Stendhal dans La chartreuse de Parme ne voit que du fatum dans l’esprit de Fabrice, contrairement au Colonel Dax qui s’est fait son jugement moral sur les événements dont il est le témoin. Le Colonel Dax semble d’ailleurs nous dire : pourquoi la guerre ?

Un film contre l’état-major français

Stanley Kubrick a voulu, à travers la tragédie de la violence, démontrer l’horreur de l’homme et l’absurdité de la logique militaire. L’état –major français durant la guerre de 1914-1918 a eu un comportement très critiquable, et critiqué. Ils ont mené une guerre où l’homme était la chair du canon. Le comportement de généraux comme Revilhac ou Nivelle a été fortement critiqué. Ils se sont comportés sans considération pour la vie des hommes qu’ils commandaient.

images-7

C’est un film sur l’injustice. On ne voit jamais les soldats se battre les uns contre les autres. On voit des obus qui tantôt frappent une tranchée avec la force d’un éclair. L’injustice c’est la mort aléatoire des soldats, mais aussi le sort tragique de l’homme. L’ordre des soldats repose sur leur rapport à la mort et à leur faculté d’en faire abstraction.

Individus et lieux

Il y a une véritable volonté de Stanley Kubrick de jouer sur l’effet de contraste. Les militaires les plus gradés évoluent dans une ambiance de luxe. Ils vivent et travaillent dans un château. Leurs diners sont de très grandes factures. Ils semblent ne manquer de rien. Ils portent haut, et on sent qu’ils viennent dans milieu social favorisé.

images-9

images-8

Cet effet de contraste est accentué par les plans très larges dans le château de l’État-major, et les plans serrés en travelling dans les tranchées pour les soldats. Le Colonel Dax qui dispose d’une grande chambre fait remarquer qu’elle est « petite » par rapport à celle des autres officiers supérieurs de l’État-major. Il est le seul officier supérieur à faire l’intermédiaire entre les deux mondes, et les deux espaces. Il parle aussi bien au général Broulard qu’aux soldats du rang. On sait qu’il est avocat. C’est un idéaliste. Le chef d’État-major est un cynique qui ne prend en compte que son intérêt propre. Le cynisme ne se retrouve qu’en haut lieu. Le Colonel Dax qui visite souvent les tranchées ne peut comprendre ce cynisme quand il est au prise avec cette réalité.

images-10

Il y a une dissociation lieu/sentiment et lieu/individu. Cette effet d’opposition renforce la critique sociale et l’hypocrisie bourgeoise de la première guerre mondiale.

images-12

Individus et héros

Les vrais héros du film sont ceux qui ont l’honneur de la caméra de Stanley Kubrick. Ce sont les soldats perdus dans la masse informe de la guerre. Ceux-là n’ont pas d’existence propre, ni de nom pour les nommer. Ce sont des individus et rien d’autre. Ils n’existent qu’en collectivité ; jamais pour eux. Cela ne fait rien au général Broulard ou au général Mireau de savoir qu’ils vont mourir. Ils pensent que ceux sont eux les héros, mais ils ne sont rien.

images-13

Stanley Kubrick a bien voulu les montrer comme ils sont. Cela explique son jeu de caméra pendant toute la partie du film relative à l’offensive.

images-14

Les sentiers de la gloire est un film sur les individus face à la guerre. Il s’agit de montrer une réalité sociale cruelle, mais qui a existé. Kirk Douglas avait dit à Stanley Kubrick que ce film n’allait pas rapporter d’argent, mais qu’il fallait faire. L’envie de Kirk Douglas de faire ce film avait donner la confiance au studio de réaliser le film. Ce fut le premier succès de Stanley Kubrick qui devint célèbre suite à ce film.

Analyse de Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick : « Un siècle de barbarie commence… »

La figure d’Alex DeLarge, l’homme dynamite fossoyeur et victime de l’hypocrisie de la morale bourgeoise

« Un siècle de barbarie commence, et les sciences seront à son service ». Si les propos de F. Nietzsche dans Par-delà bien et mal anticipent avec profondeur le siècle qui vient de s’écouler, il s’agit d’un aphorisme à valeur de sagesse tragique. Le film Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick est l’illustration cinématographique la plus parfaite de ce siècle de barbarie. Son personnage principal, Alex DeLarge, est un mélange éruptif et sans pitié d’individualisme poussé jusqu’à son paroxysme et d’une volonté de changer l’ordre de la société.

Comme souvent dans ses films Stanley Kubrick évoque un certain nombre de thème philosophique et moraux. Dans Orange mécanique les thèmes de la dualité, du bien, du mal, et de la dérive totalitaire des sociétés post-modernes. Alex DeLarge suit le cheminent de l’homme dynamite dans l’oeuvre nietzschéenne. Il part de sa conception de la société pour être transformé par la dialectique du bien et du mal elle-même renversée par l’opposition maître/esclave qui va produire un renversement de la signification donnée au bien et au mal. Qu’est-ce à dire ? C’est ce que Nietzsche appelle le bon et le méchant par opposition avec le bon et le mauvais. Alex DeLarge va évoluer du mauvais vers le méchant pour aboutir par sa mutation totale en être désiré par la société socialiste et conservatrice qui l’a transformé. A la fin du film quand il affirme « Oh oui. J’ai changé pour de bon », on comprend qu’il a muté dans une sorte de nouvelle éthique sans que l’on comprenne qui du sociopathe ou de l’homme brisé a survécu. Qui est vraiment Alex DeLarge ?

Dans une société d’anticipation futuriste, sans trop l’être, le réalisateur plonge sa caméra dans la vie d’un groupe nommé les « droogs », en référence au russe droug (l’ami), qui est mené par un sociopathe Alex DeLarge. Ce dernier aime le sexe, la violence et la symphonie n°9 de Beethoven qu’il nomme Ludwig Van. Lui et ses amis boivent du lait le moloko plus, comme en russe. Ils s’expriment dans un argot anglo-russe. Cette nouvelle expression s’appelle le nadsat selon Burgess, l’auteur du livre Orange mécanique. Ce néologisme n’est pas sans rappeler le novlang de Georges Orwell dans 1984.

images

Une nuit de violence commence. Alex DeLarge commence par passer à tabac un vagabond dans la rue. Lui et ses droogs se rendent chez un écrivain qu’ils martyrisent, et dont Alex finit par violer la femme dans la plus grande cruauté en chantant Singing in the rain.

images-2

Mais son leadership est remis en cause par ses droogs car ils réclament une meilleure répartition de leurs vols. Pour se prémunir de la moindre contestation, il jette ses droogs dans le canal sans le moindre remords. Nietzsche expliquait dans Par-delà bien et mal que L’homme supérieur ne tient pas à être compris trop facilement. Surtout de la part de ses prétendus « bons amis ». L’homme supérieur trouve dans l’autre la part de médiocrité qu’il refuse d’assumer pour lui-même. En voulant se hisser au niveau de leur maître en souhaitant une répartition plus équitable de leur butin, les droogs ont précipité leur chute.

images-3

Et là, un soir, dans une nuit d’ultra violence où se déchainent le sexe et la brutalité, les événements déferlent dans la furie et conduisent plus tard à la mort de la « riche femme aux chats » qui est assommé par un phallus géant qu’Alex DeLarge a trouvé dans le manoir de la dame. Sauf que celle-ci décède et Alex DeLarge est condamné à 14 ans de prison.

images-4

Pour tenter de sortir rapidement de prison, il accepte de devenir l’objet d’une expérience scientifique, la méthode Ludovico, qui vise à démontrer que l’homme peut changer. Le ministre de l’intérieur supervise directement cette expérience sans tenir compte de l’avis d’un scientifique qui dans un moment de bon sens lui explique qu’il n’y a pas de changement de l’homme sans choix. A la suite de cette expérience il devient la victime de ses anciennes victimes. Une fois qu’ils se rendent compte de sa faiblesse ils en profitent pour se tourner contre lui.

images-5

Cette volonté de changer l’homme s’appuie sur le behaviourisme qui est un concept tiré d’un livre de Burrhus Skinner Par-delà la liberté et la dignité. Il s’agit pour l’auteur de souhaiter le renforcement de l’efficacité de la nature de l’homme, de démontrer que son comportement peut évoluer par l’intervention de la société. Si le titre de son ouvrage n’est pas sans rappeler celui de Nietzsche Par-delà bien et mal, ce n’est pas un hasard. En effet, Nietzsche voit dans le monde sans volonté que les pulsions, et la violence. C’est ce qu’il appelle le monde mécanique. C’est le cas d’Alex DeLarge, il reste enfermé dans ce monde mécanique.

Le behaviourisme cherche à rendre à l’homme sa fonction purement utilitaire et sociale dans l’objectif de faire naître une société nouvelle. Pour Hannah Arendt, les systèmes totalitaires se caractérisent quand « les hommes, dans la mesure où ils ne sont plus que la réaction animale et que l’accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. La tentative totalitaire de rendre les hommes superflus reflète l’expérience que font les masses contemporaines de leur superfluité sur une terre surpeuplée […] une usine à fabriquer quotidiennement de l’absurde« . « Les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d’une manière qui soit digne de l’homme« (Les origines du totalitarisme). C’est exactement dans cet univers que semble plonger Alex DeLarge. Une société à la fois socialiste par sa volonté de contrôler les hommes par la cohésion de la masse à travers des structures, et conservatrice par les valeurs véhiculées d’ordre et de sécurité.

En y regardant de plus près il est effrayant. Avec son costume blanc de joueur de cricket monté d’une coquille, son chapeau melon et sa canne, tout est fait pour lui donner une impression de dynamite. Son vocabulaire argotique, son arrogance, son individualisme, son absence d’apathie pour ses droogs en font un anti-héros de culture populaire par excellence car il est viscéral et radical à la fois.

images-2

Il finit en regardant son audience qui croit l’avoir totalement transformé, mais au fond de lui la musique de Beethoven et ses fantasmes pornographiques ne sont devenus qu’un. Reste à savoir laquelle de ses personnalités est morte. Dans ce décor de neige; de sexe et de voyeurisme, on retrouve les prémices de la mise en scène de l’orgie dans Eyes Wide Shut (1999).

images

On a souvent dit qu’Orange mécanique était la représentation du monde moderne. En réalité, c’est une pensée simpliste. La figure d’Alex DeLarge est justement trop large pour être parfaitement analysée. Pendant le film, il est à la fois bourreau puis victime avant de devenir autre chose. Il ne représente pas la société ni une de ses dérives, mais tout simplement un électron sauvage et libre à la fois. Il représente l’ennui, la consommation, l’individualisme, le méchant, le paumé, l’obsédé compulsif, et l’objet de l’expérimentation.

Il faut en revenir à Nietzsche et à la sagesse tragique. Elle consiste à cesser de vouloir améliorer l’humanité, et à se contenter à prendre plaisir à ce spectacle, à se réjouir de ce spectacle, à aimer ce monde. Dans cette humanité sans retour, il faut se plier à une éthique par-delà bien et mal, en évitant toute dualité trompeuse. Ici, il n’y a pas de vérité sur la personnalité de Alex DeLarge, juste des moments d’état d’esprit.

Analyse 2001, l’Odyssée de l’espace ou la déclaration universelle de la pensée de l’homme (3/3)

III. De la vie, et de la mort : la déclaration universelle de l’homme

A/ La naissance intellectuelle de l’homme

Souvent, en regardant le film de Kubrick, je ne peux m’empêcher de me dire que peu d’évènements auront eu autant de conséquences sur mon esprit. J’avais l’impression non pas d’assister à un film, mais d’être le spectateur unique de la plus impressionnante dissertation de philosophie. Mais, une dissertation philosophique d’un type unique, puisque pour la première fois j’avais l’impression de témoigner de la première dissertation universelle de philosophie. En réalité, il serait plus juste de qualifier « 2001, l’Odyssée de l’espace » de déclaration universelle de pensée de l’homme. Souvent, le cinéma est le prétexte pour raconter une histoire, ou un point de vue. Il peut également être affirmatif. Le cinéaste peut être objectif, subjectif, sentimental, talentueux, médiocre ou prestataire. Rarement, le cinéma est-il philosophique.

La philosophie antique est fondée sur l’étude de la physique, de l’éthique et de la raison logique. Ces trois angles d’analyse avaient pour cadre une cosmogonie qui visait à sortir l’homme du mythe, et de transformer des tributs en civilisation. En ce sens, une grande force constructrice de l’humanité réside dans l’opposition de la tribut et de la civilisation. La civilisation s’oppose à la tribut comme la nature à la culture ou la le sexe avec l’amour. Pour sortir de l’oeuvre mythologique, la pensée philosophique a construit la science. Et à cette époque, la science n’était pas divisée en sciences humaines et en sciences dures. Cette scission contemporaine a réduit le champ du possible, et rendu presque impossible toute grande oeuvre intellectuelle dans le cadre de l’université. En réalité, il n’y a pas de séparation entre la physique ou la logique, encore moins entre la physique et l’éthique. Les pythagoriciens analysaient comme une même chose le développement arithmétique avec la musique. La partition musicale est avant tout une oeuvre de logique, qui elle-même a une dynamique physique et éthique. Parménide et Aristote sont issus du courante des atomistes qui désignait l’étique comme science principale devant la physique. Kubrick ne l’ignore pas. Personne ne sait qu’elle fut sa connaissance de la philosophie classique ou naturaliste de l’Antiquité, mais il semble dans tous les cas la comprendre ou la deviner. Plus fort encore, il la met en perspective avec la philosophie romantique du XIXème siècle. Le nihilisme dont il fait preuve fait montre d’un pessimisme catégorique sur l’homme et le sens de la vie. L’influence de Nietzsche est ici très claire. Mais, il a fait de la philosophie sans le savoir. En revenant à l’aube de l’humanité, il a montré la naissance de la science, et de l’homme.

18844170.jpg-r_640_600-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxx

Il y a un lien organique de l’homme à sa terre qui fait que notre rapport physique à la nature est plus mystique que complexe. Pourquoi filmer un australopithèque qui casse des restes de carcasse avec un tibia ossifié, si ce n’est pour signifier l’avènement de la pensée humaine. La beauté du premier chapitre de « 2001, l’Odyssée de l’espace » réside dans ce monde sans Dieu. Ce monde sans Dieu est effrayant car il n’est pas civilisé. D’ailleurs, il n’y a pas de dialogues ou de musique.

B/ Le voyage de l’homme après Dieu

Le voyage dans l’espace de l’homme constitue pour ainsi dire la plus grande partie du film de Kubrick. Ce voyage se fait par-delà la terre, dans l’univers. Par-delà l’univers, vers Jupiter. Et, par-delà Jupiter, dans l’inconnu absolu. Ce voyage est à la fois sans but organiser, et construit autour de l’idéologie. L’univers semble ôter l’homme de sa dimension mystique. Dieu n’est déjà plus. Dieu semble cantonner à l’habitacle terrestre. Il n’est qu’une émanation intellectuelle de l’éthique antique. Saint Augustin qui donnera naissance à la philosophie chrétienne est influencé par Platon. Mais, la philosophie chrétienne tue la philosophie antique et ralenti le temps. Comme à l’aube de l’humanité, le monolithe noir apparaît pour donner une explication, sans que celle-ci soit parfaitement satisfaisante, mais si elle a l’apparence de la perfection et de l’unité.

Ce voyage de l’homme se poursuit dans un univers où les réponses ne sont plus mystiques ou scientifiques. Elles sont immanentes d’un univers dont on ignore tout. L’univers devient psychédélique. Il est fluorescent. Il est grotesque et effrayant. Personne ne sait en réalité à quoi ressemblerait une accélération d’une navette dans l’espace.

jupiter-and-beyond-stanley-kubrick-2001-space-L-1

En réalité, ce qui est surprenant pour Kubrick, c’est le rôle de l’idéologie. On oublie le contexte politique des années 1960. Mais, il s’agit d’un monde suspendu à la guerre froide. L’année 1968 fut l’une des plus violentes après 1945. En arrivant sur la navette orbitale, on parle russe et anglais. La Pan Am à côté de l’URSS. Les deux idéologies survivent à Dieu.

C/ L’homme ne meurt pas

L’homme est attaché à un lieu : la terre. Il est attaché à l’écorce terrestre, et il faut le croire ne pourra survivre bien longtemps ailleurs. A quoi ressemblerait l’homme perdu dans les étoiles, les astres et les galaxies. Nous ne sommes heureux que quand nous sommes dans notre berceau fondamental, le lieu où nous sommes mis au monde. Naître, comme vivre, n’est pas anodin. Cela se fait sur son lieu de naissance. Il est bien difficile de naître, vivre et mourir ailleurs.

18844180.jpg-r_640_600-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxx

18844232.jpg-r_640_600-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxx

Dans ces couveuses de l’espace, l’homme perdu face à une destinée qu’il ne maîtrise plus. Sous l’oeil implacable d’HAL 9000, il ne peut que mourir. Son destin est perdu. Il ne sait plus qu’il n’est déjà plus un homme, mais un corps de l’espace. Il croit qu’il part civiliser, mais il corrompt sa destinée. Il part à la recherche de réponses, quand il ne trouvera que plus de questions. Il ne trouvera jamais son créateur s’il croît que Dieu est mort ou n’a jamais été. Il devra se résigner à croire à la contingence des astres qui ont rendu possible l’eau, l’atmosphère et la vie. Delà, l’homme est sorti pour changer l’univers, et non le contraire.

Analyse 2001, l’Odyssée de l’espace : matérialisation spectaculaire de la métaphysique nietzschéenne (1/3)

I. Le monolithe noir : matérialisation physique et concrète d’une réalité inexplicable

2001, l’Odyssée de l’espace (2001, A Space Odyssey) est un film réalisé par Stanley Kubrick; sorti en salles en 1968. De façon schématique, et arbitraire, le réalisateur retrace l’évolution de l’espèce humaine depuis l’apparition d’une tribu d’australopithèques jusqu’à l’apparition d’un foetus sidéral, acteur à part entière du système galactique.

Le monolithe noir est certainement la trouvaille la plus curieuse du film. Car si l’on a coutume de le nommer monolithe, en réalité il est bien loin d’un réel monolithe naturel. Ce monolithe est une plaque noire unie. Le monolithe n’est en aucun cas le fruit de la nature, mais celui d’une intelligence supérieure qui nous dépasse. En effet, on peut remarquer de suite trois choses concernant ce monolithe noir : d’abord, il apparaît spontanément, sans que quiconque en est décidé autrement ; ensuite, il transforme le dessein humain ; enfin, il demeure une source profonde d’interrogations pour les contemplateurs de l’oeuvre.

A/ La simple présence du monolithe met en déroute la pensée humaine

Le monolithe noir n’est pas sans rappeler la chouette de minerve dont parle Hegel dans sa Préface des Principes de la Philosophie du Droit. Il explique que « La philosophie vient toujours trop tard », qu’en somme « La chouette de minerve ne prend son envol qu’au crépuscule ». Le monolithe s’installe au moment où l’humanité commence son Odyssée.

2001_monolithe

Le mot Odyssée est plus représentatif de la réalité du voyage que s’apprête à prendre l’homme. Son envol au travers de l’évolution est le début de son déclin. A la manière de l’oiseau de raison dans le Zarathoustra de Nietzsche. Cette référence nihiliste est présente dans l’intégralité du film de Stanley Kubrick. A la manière de Nietzsche, le réalisateur utilise la théorie nihiliste pour montrer le « par delà » l’homme, et son dépassement inéluctable.

Ce monolithe met ainsi en déroute la pensée humaine, et le spectateur du film. En cherchant à comprendre où l’on se situe dans la chronologie historique, on comprend que l’on se situe déjà dans le « par delà » l’Histoire. Celle-ci est déjà presque finie à la fin de la première partie sur « L’Aube de l’humanité ». La puissante onde radioélectrique émise par le monolithe peu de temps après sa manipulation par le Dr Floyd signe l’entrée dans un nouveau chronos.

A l’image de la chouette de Minerve, la déesse de la sagesse qui naquit dans le crâne de Zeus, son père, le destin de l’homme s’attache à ce monolithe dont il est pourtant étranger. Comme la chouette prend son envol au crépuscule, l’homme avance sans comprendre son destin dans l’espace profond, celui qui va au-delà de Jupiter.

B/ La réponse à la question philosophique : la connaissance et le monolithe

Hegel mettait en lien une dialectique de la connaissance avec la vérité pour faire surgir l’immanence de la Raison. Dans cette quête d’humilité de la Raison, et de l’Etre, il devenait impossible de faire surgir les réponses au questionnement métaphysique sans une ruse de l’Histoire. Cela pousse les hommes à s’éloigne du divin. Dans cette longue Odyssée à travers le Temps, l’Histoire et l’Espace qui devient une seule et même chose – à savoir l’Univers, l’Homme part à la conquête de ses réponses. L’expérience n’est ici qu’un moyen de parvenir à la Vérité, à la perfection, et de retrouver le sens de l’existence humaine.

2001

L’esthétique de Kubrick ne cherche pas à expliquer un moment historique, elle cherche à rester fidèle à son image personnelle du questionnement philosophique. Sans chercher à rentrer d’ailleurs dans un raisonnement pratique, il cherche à faire surgir les réponses au travers du monolithe noir.

Ce monolithe devient la source de la perfection créatrice, oeuvre d’une puissance qui nous reste inexplicable. Il ne s’agit même plus de la technique, mais d’une oeuvre « par delà » la technique. Elle fascine les australopithèques, comme l’homme de l’espace, et apparaît comme réponse unique et singulière à l’homme avant son ultime mutation en foetus sidéral. En dernier Homme.

C/ Le dernier Homme, le monolithe et l’éternel retour

Comme par justification théorique, l’éternel retour est un concept théorique visant à donner une explication ontologique à la volonté de puissance par Nietzsche. Comment comprendre cet Eternel Retour chez Kubrick ?

Le nihilisme n’est pas ici un symptôme faiblesse face à l’absurdité de l’existence. Dans cette conception, l’être ne peut pas exister puisque l’Univers est toujours dans un mouvement non fini. La mécanique céleste n’a pas encore commencé. La volonté de puissance est l’oeuvre conceptuelle réunissant quantité de force de l’univers en devenir. Dieu est l’exutoire d’une impasse théorique quand celle-ci se présente face à l’univers fini.

Penser l’Eternel Retour, c’est croire en l’état maximal de la puissance humaine. C’est assumer pour en soi et pour soi toutes les conséquences du surhomme. Croire en l’Eternel Retour, c’est croire aux cycles qui composent l’activité humaine – philosophique, historique, scientifique. L’existence est justifiée ou son devenir, ce qui revient au même. Il n’y a plus besoin d’évaluation morale de la nature humaine.

Le monolithe noire met en déroute la pensée humaine traditionnelle. Kubrick n’opère pas dans un schéma naturel. Il donne à voir une interprétation du sens de l’existence humaine et de son devenir. Sur terre comme primate, dans l’espace, derrière l’espace puis par delà le temps lui-même.

Le dernier homme

Le dernier homme

Ce dernier homme entrain de mourir dans sa chambre semble chuchoter :

« Comment ? était-ce la vie ? Allons ! Recommençons encore une fois ! »

Et répondre :

« Je reviendrais, avec ce soleil et cette terre, avec cet aigle et ce serpent, – non pour une vie nouvelle, ou une meilleure vie ou une vie ressemblante ; – à jamais je reviendrais pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit, pour à nouveau de toutes choses enseigner le retour éternel – » (Ainsi parlait Zarathoustra)

Alors qu’il est plongé dans le pas final vers la mort. La main implorant de vivre, surgit ce bébé sidéral, ce foetus stellaire, l’intelligence incarnée, ou la réponse à nos questions. Le devenir, et le futur, le passé et le présent, le rien face au tout – il n’y a plus de lieu, plus de temps, plus de réalité concrète, mais un bébé face à la terre. Conclusion ontologique à une question métaphysique.