Beauté inattendue d’heureuses symétries : les figures immobiles de Trouville

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Un soir, il y a deux ans. Une balade en fin d’après-midi. Seul. Il semblait qu’ils n’étaient presque plus avec nous. Les mains tendues, en suspension, avec l’océan de dos. Ils paraissaient nous offrir de si belles choses. Derrière eux cette immensité dont la houle les empechait de casser figure, en face on ne saurait imaginer un spectacle plus sublime.

Il est heureux de pouvoir plonger dans un dessein plus immense que soi, quand la nature s’ordonne d’elle-même. Que reste-t-il d’humain dans cet accord parfait. Tout y est désiré comme si nous l’avions médité. Les formes sont droites, l’étendue de sable prolonge l’infini dan un un espace fini. Celui-ci est coupé par une ligne droite. Les maisons bourgeoises ont toutes un couvre chef. Pas les autres. Elles semblent saluer la performance.

Je suis passé sans qu’ils ne m’entendent. Avec le vent, ils ont du s’apercevoir de ma présence bien après mon passage. Mes pas ne devaient plus y être déjà.  Souvenir splendide d’un instant merveilleux. Je me demandais combien de personnes saisissent la beauté des instants. La beauté des cercles dessinés sur le sable, l’absence de cerfs volants, le retrait progressif de la lumière – on soupçonne que c’est la fin d’une courte journée d’hiver.

Je me disais à quel point ce que j’admirais était si différent de ce que le maître Monnet avait pu voir en son temps. Etait-ce moins sublime ?

 

Analyse 2001, l’Odyssée de l’espace : circularité, technique et raison (2/3)

II. Circularité, technique et raison dans 2001, Odyssée de l’espace

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » écrivait Rabelais sur le nécessaire rapport de méfiance que l’homme doit entretenir avec la science. Le passage symbolique de l’os que tient à la main l’australopithèque qui se transforme en navette spatiale en est la meilleure illustration symbolique.

L'os et le vaisseau

L’os et le vaisseau

Le devenir de l’homme est-il nécessairement de chercher le progrès technologique ?

Il faut comprendre plusieurs chose avec le progrès :
– le progrès peut très bien se limiter à améliorer la qualité de notre vie en essayant de perfectionner des choses simples : les vaccins, le confort, la qualité de du son ou de l’image ;
– le progrès peut très bien être le perfectionnement du potentiel militaire ;
-le progrès technologique peut être de repousser les frontières : spatiales, technologiques, humaines.

Les scènes à l’intérieur de la navette internationale sont angoissantes, particulièrement dans un contexte de guerre froide. Le film a été tourné en 1967 pour être distribué en 1968.

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La navette est circulaire. Elle évolue dans un environnement lui-même circulaire puisqu’elle est entourée de planètes rondes. Plus intéressant encore, HAL 9000 – intelligence purement artificielle est présenté sous forme ronde et rouge, encerclé de d’une bande noire.

A/ La circularité inquiétante de l’Odyssée

L’Odyssée n’est pas une aventure. Elle suppose le retour au point de départ. Il ne s’agit pas d’une aventure de l’espace, mais d’une Odyssée. Le titre du film recèle cette circularité anaphorique du film : les planètes, la navette, la construction interne de la navette, HAL 9000 – tout semble rond.

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Pourtant, cette impression de rondeur est souvent brisé par un mouvement linéaire. C’est dans cette dualité que réside une autre partie de la réflexion de Kubrick.

Que veut dire la circularité chez Kubrick ?

Contrairement à ce que pense Shakespeare, l’Histoire a donc une logique chez Kubrick. L’auteur écrit : « raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et ne signifiant rien ». Ce qui n’est pas forcément dénué d’intérêt. Mais, chez Kubrick, on s’aperçoit que l’Histoire devient un objet d’étude, que l’Histoire se répète. Elle semble enfermée dans une logique plus grande qu’elle-même. Elle se répète, mais pas sous la même forme.

Le cercle c’est l’objet natal. Il s’oppose au monolithe, qui est l’objet créateur. Cette dualité est très prégnante chez Kubrick. Cette dichotomie est très claire : on voit le foetus sidéral encerclé par son alcôve céleste. On parvient à la fin du film et de l’Odyssée après un passage dans le mouvement stellaire. Celui-ci semble créer un nouveau cycle historique. Ce mouvement est rectiligne et non circulaire.

B/ HAL 9000 : l’Homme doit se penser en poète

En effet, Hal 9000 est un oeil, une pensée, un calculateur, et le prédicateur de l’avenir de l’Homme.

HAL 9000

HAL 9000

Nombre de commentaires ont été écrit sur HAL 9000. Il ne m’appartient pas de revenir dessus. On peut évoquer : la méfiance envers la technique, une réflexion glaçante sur l’avenir de l’Homme, la prise de contrôle de l’intelligence artificielle de la machine sur l’Homme. Certainement tout cela en même temps.

Néanmoins, quelque chose mérite d’être évoqué : c’est la tonalité de la voix de HAL 9000. Il s’exprime comme un enfant timide et autiste. Puis, dans ses réflexions se confondent une volonté de jouer à Dieu, et en même temps de se faire des amis. On dirait un enfant, puis un psychopathe. Le phrasé d’HAL 9000 vaut en réalité un long discours sur à quel point Kubrick avait peu de foi pour l’avenir de l’Homme sous l’influence de la technique.

Höderlin disait que l’Homme devait vivre en poète. Il doit aussi vivre en poète. HAL 9000 n’est pas le medium qui permet à l’Homme de communiquer avec une force supérieure; mais le fait que HAL 9000 soit à la fois un cercle et rectangle est une preuve de son antinomie. HAL 9000 est à la fois la vie et la mort. Il est le bourreau ou le sauveur. Il est celui sur qui toute l’expédition repose, et celui qui la fera échouer. C’est effrayant. Il semblerait donc que laissions notre avenir aux mains d’une entité que nous ne pourrions contrôler. Isaac Asimov a du apprécier.

Analyse 2001, l’Odyssée de l’espace : matérialisation spectaculaire de la métaphysique nietzschéenne (1/3)

I. Le monolithe noir : matérialisation physique et concrète d’une réalité inexplicable

2001, l’Odyssée de l’espace (2001, A Space Odyssey) est un film réalisé par Stanley Kubrick; sorti en salles en 1968. De façon schématique, et arbitraire, le réalisateur retrace l’évolution de l’espèce humaine depuis l’apparition d’une tribu d’australopithèques jusqu’à l’apparition d’un foetus sidéral, acteur à part entière du système galactique.

Le monolithe noir est certainement la trouvaille la plus curieuse du film. Car si l’on a coutume de le nommer monolithe, en réalité il est bien loin d’un réel monolithe naturel. Ce monolithe est une plaque noire unie. Le monolithe n’est en aucun cas le fruit de la nature, mais celui d’une intelligence supérieure qui nous dépasse. En effet, on peut remarquer de suite trois choses concernant ce monolithe noir : d’abord, il apparaît spontanément, sans que quiconque en est décidé autrement ; ensuite, il transforme le dessein humain ; enfin, il demeure une source profonde d’interrogations pour les contemplateurs de l’oeuvre.

A/ La simple présence du monolithe met en déroute la pensée humaine

Le monolithe noir n’est pas sans rappeler la chouette de minerve dont parle Hegel dans sa Préface des Principes de la Philosophie du Droit. Il explique que « La philosophie vient toujours trop tard », qu’en somme « La chouette de minerve ne prend son envol qu’au crépuscule ». Le monolithe s’installe au moment où l’humanité commence son Odyssée.

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Le mot Odyssée est plus représentatif de la réalité du voyage que s’apprête à prendre l’homme. Son envol au travers de l’évolution est le début de son déclin. A la manière de l’oiseau de raison dans le Zarathoustra de Nietzsche. Cette référence nihiliste est présente dans l’intégralité du film de Stanley Kubrick. A la manière de Nietzsche, le réalisateur utilise la théorie nihiliste pour montrer le « par delà » l’homme, et son dépassement inéluctable.

Ce monolithe met ainsi en déroute la pensée humaine, et le spectateur du film. En cherchant à comprendre où l’on se situe dans la chronologie historique, on comprend que l’on se situe déjà dans le « par delà » l’Histoire. Celle-ci est déjà presque finie à la fin de la première partie sur « L’Aube de l’humanité ». La puissante onde radioélectrique émise par le monolithe peu de temps après sa manipulation par le Dr Floyd signe l’entrée dans un nouveau chronos.

A l’image de la chouette de Minerve, la déesse de la sagesse qui naquit dans le crâne de Zeus, son père, le destin de l’homme s’attache à ce monolithe dont il est pourtant étranger. Comme la chouette prend son envol au crépuscule, l’homme avance sans comprendre son destin dans l’espace profond, celui qui va au-delà de Jupiter.

B/ La réponse à la question philosophique : la connaissance et le monolithe

Hegel mettait en lien une dialectique de la connaissance avec la vérité pour faire surgir l’immanence de la Raison. Dans cette quête d’humilité de la Raison, et de l’Etre, il devenait impossible de faire surgir les réponses au questionnement métaphysique sans une ruse de l’Histoire. Cela pousse les hommes à s’éloigne du divin. Dans cette longue Odyssée à travers le Temps, l’Histoire et l’Espace qui devient une seule et même chose – à savoir l’Univers, l’Homme part à la conquête de ses réponses. L’expérience n’est ici qu’un moyen de parvenir à la Vérité, à la perfection, et de retrouver le sens de l’existence humaine.

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L’esthétique de Kubrick ne cherche pas à expliquer un moment historique, elle cherche à rester fidèle à son image personnelle du questionnement philosophique. Sans chercher à rentrer d’ailleurs dans un raisonnement pratique, il cherche à faire surgir les réponses au travers du monolithe noir.

Ce monolithe devient la source de la perfection créatrice, oeuvre d’une puissance qui nous reste inexplicable. Il ne s’agit même plus de la technique, mais d’une oeuvre « par delà » la technique. Elle fascine les australopithèques, comme l’homme de l’espace, et apparaît comme réponse unique et singulière à l’homme avant son ultime mutation en foetus sidéral. En dernier Homme.

C/ Le dernier Homme, le monolithe et l’éternel retour

Comme par justification théorique, l’éternel retour est un concept théorique visant à donner une explication ontologique à la volonté de puissance par Nietzsche. Comment comprendre cet Eternel Retour chez Kubrick ?

Le nihilisme n’est pas ici un symptôme faiblesse face à l’absurdité de l’existence. Dans cette conception, l’être ne peut pas exister puisque l’Univers est toujours dans un mouvement non fini. La mécanique céleste n’a pas encore commencé. La volonté de puissance est l’oeuvre conceptuelle réunissant quantité de force de l’univers en devenir. Dieu est l’exutoire d’une impasse théorique quand celle-ci se présente face à l’univers fini.

Penser l’Eternel Retour, c’est croire en l’état maximal de la puissance humaine. C’est assumer pour en soi et pour soi toutes les conséquences du surhomme. Croire en l’Eternel Retour, c’est croire aux cycles qui composent l’activité humaine – philosophique, historique, scientifique. L’existence est justifiée ou son devenir, ce qui revient au même. Il n’y a plus besoin d’évaluation morale de la nature humaine.

Le monolithe noire met en déroute la pensée humaine traditionnelle. Kubrick n’opère pas dans un schéma naturel. Il donne à voir une interprétation du sens de l’existence humaine et de son devenir. Sur terre comme primate, dans l’espace, derrière l’espace puis par delà le temps lui-même.

Le dernier homme

Le dernier homme

Ce dernier homme entrain de mourir dans sa chambre semble chuchoter :

« Comment ? était-ce la vie ? Allons ! Recommençons encore une fois ! »

Et répondre :

« Je reviendrais, avec ce soleil et cette terre, avec cet aigle et ce serpent, – non pour une vie nouvelle, ou une meilleure vie ou une vie ressemblante ; – à jamais je reviendrais pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit, pour à nouveau de toutes choses enseigner le retour éternel – » (Ainsi parlait Zarathoustra)

Alors qu’il est plongé dans le pas final vers la mort. La main implorant de vivre, surgit ce bébé sidéral, ce foetus stellaire, l’intelligence incarnée, ou la réponse à nos questions. Le devenir, et le futur, le passé et le présent, le rien face au tout – il n’y a plus de lieu, plus de temps, plus de réalité concrète, mais un bébé face à la terre. Conclusion ontologique à une question métaphysique.

La classe de danse : la déshumanisation pour la création

Pendant près de quatre, entre 1871 et 1874, Degas a peint une de ses plus belles toiles, « La classe de danse ». Dès le début des années 1860, Edgar Degas commence à s’intéresser très sérieusement à l’Opéra, et à son univers. Il se lie d’amitié avec les personnes clés de cet art qui commence à prendre de l’importance sous Napoléon III. En effet, celui-ci est victime d’un attentat le 14 janvier 1858 alors qu’il était sur le chemin de du théâtre. Cet événement tragique fait une dizaine de morts, ce qui pousse l’Empereur a annoncé la création d’un nouveau lieu d’expression artistique : le futur Opéra Garnier. Un concours organisé en 1860 attribue les travaux du futur Opéra à l’architecte. Cette nouvelle scène va devenir un haut lieu de la vie parisienne.

Durant le second Empire, seul l’Opéra a vraiment la faveur des élites. Surtout les écoles étrangères d’Opéra. Seules celles-ci remportent de véritables succès sur la scène parisienne. Pourtant, le corps de ballet de l’Opéra de Paris est constitué à cette époque de près de deux cents personnes. Edgar Degas est issu d’une famille de mélomane, lui-même est passionné par l’Opéra. Introduit par des amis chorégraphes, et maîtres de ballets, Degas va pouvoir entrer dans l’intimité des danseuses de l’Opéra. Il pourra les suivre lors des répétitions, dans les vestiaires, dans la vie autour de l’Opéra Garnier. Cette proximité explique que les toiles que le peintre produit brisent les conventions de l’époque, cette intimité devient presque gênante, et tant de proximité pendant tant d’années n’est pas anodine.

Dans ce contexte, Edgar Degas peint l’une de ses toiles les plus célèbres, « La classe de danse » qui place au centre un maître de ballet du nom de Jules Perrot, et autour de lui, les danseuses de sa classe. Le vieux maître, appuyé sur son bâton devient le pivot de cet art qu’il transmet aux jeunes talents qui sont éparpillés dans la salle, comme autant d’éléments à canaliser. La chorégraphie, c’est l’excellence du mouvement. Un tour de l’esprit qui nous permet, grâce au divin d’accéder à l’art. Le corps devient mouvement, et le mouvement qu’il donne à voir n’est rien d’autre que le sublime. Dans ce cas de figure, on est déjà bien au-delà du beau. On est dans l’art vivant. Pourtant, cet art ici n’est que suggéré. Les danseuses ne sont pas en action, elles sont à l’écoute du maître. On s’attend à une classe de danse, et en réalité on se trouve face à des figures immobiles. Cette tension provoque l’attente de celui qui admire le tableau, et on prête dès lors son attention aux détails. Ceux-ci sont les éléments les plus importants de la toile. Cette tension entre l’attente du mouvement et les silhouettes immobiles sur la spatialité conquise par le peintre pour mettre en évidence les correspondances entre les détails. Comment ce jeu de perspectives qui s’offre à nous, théâtralisant des figures mystérieuses qui se répètent sans se ressembler, dans une spatialité travaillée, finit par nous renvoyer à une réflexion sur le travail de l’artiste ? Comment une oeuvre si simple réussit-elle à nous dire autant de choses ?

I. La spatialité de la classe de danse comme lieu de création et de déshumanisation

Les critiques se sont souvent intéressés à cette toile pour faire parler l’époque, les couleurs ou la féminité plutôt que de réaliser un travail sur l’espace. La toile est pourtant divisée en trois parties :

– l’espace central composé du maître de ballet : espace de création mis en scène par sa posture droite et immobile, il est semblable au génie en action, figure d’un dieu tout puissant, source du savoir et de l’ordre. Il habite l’espace d’autant plus facilement, qu’il est le seul à être vêtu d’habits de couleur. Il paraît plongé dans une concentration totale, figure paternelle, il représente le centre de cet univers féminin, tout autant son gardien, et bourreau de ces jeunes filles ;

– les jeunes danseuses sont autour de lui, dans un mouvement de biais qui va de la gauche vers la droite. Ce mouvement est celui qui s’est imprimé dans l’imaginaire de Degas fil des ans. Dans plusieurs autres toiles on retrouve ce sens, qui semble dicter à ces danseuses, comme le ressort guide le pantin. Cette dynamique devient le trait d’un automatisme qui semble déshumaniser ces danseuses pour en faire des objets d’art, et non plus des femmes. Cette sensation est fréquente lorsqu’on admire des toiles du peintre. Les danseuses sont des supports à la manière dune toile pour son peintre pour y exprimer les mouvements de l’artiste, les couleurs qu’il consent à lui donner, et le sens qu’il lui donne.

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– la dernière partie de la toile constitue le mur de la nièce, et le plancher du sol qui sont deux pièces d’un même tout. Le mur sur lequel les danseuses trouvent refuge font écho au plancher. Pour Paul Valéry « Degas a des planchers admirables ». Le parquet est domestiqué par le bâton du maître, possesseur de l’espace et seul détenteur légitime de la création.

Le décor est sombre, l’espace est raffiné mais sobre. Si les danseuses occupent l’espace médian de la toile, le décor disparaît sous la petite foule de danseuses. Les éléments architecturaux ont été très peu travaillés, ils ne sont là que pour donner un cadre succinct. Cet horizon rappelle que ces danseuses vivent dans un espace clos et fini. La liberté y est contrainte, et les rêves sont à la démesure du miroir immense qui se projette derrière elles.

Dans cet univers sélectif, le maître est le créateur, la chorégraphie est son art et les danseuses le support.

II. Ombres, lumières, tissus et accessoires

Les tableaux de Degas sont souvent marqués par la dichotomie entre l’ombre et la lumière. Dans cette toile, ce travail est d’autant plus spectaculaire. Il renforce les traits, et met en évidence les détails les plus anodins, mais les plus révélateurs. On aperçoit un éventail, le fameux bâton, le piano sur lequel la ballerine qui se gratte le dos est installée, les rubans de gaze, le miroir, les bracelets, les pieds en pointe…

Les accessoires accompagnent cette scène pour mieux servir l’intensité du réel et la densité des couleurs. Un pli de tissu, un noeud, un plissement de robe, un trait mis en valeur, et c’est la toile qui vient exprimer la réalité du moment.

Le jeu des couleurs permet de rendre aux ombres et lumières la vérité de la scène telle que Degas a pu la vivre lui-même. Les tutus sont tous marqués par des traits sombres marquant le travail, le costume du maître par des plis soulignant la sagesse du vieux maîtres, les teintes du parquet symbolisent les heures de répétition. Cette salle dépouillée vient nous rappeler qu’ici tout est au service du ballet. La lumière qui se mélange à ces ombres propose une différenciation des niveaux d’analyses : une nuance de jeunesse, un grain d’imagination personnelle, un brin de désobéissance, une fragilité, une mise en évidence d’un manque de grâce, un peu d’intimité relevé au grand jour, un peu de vie humaine chez ces petits automates. Ce voyage à travers l’oeuvre, est un voyage dans la création.

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Ce procédé ce répète aussi dans la toile ci-dessus.

III. Solitude de la création et maître des apparences

Lignes de fuite, petits rats, piano, miroir, danseuses : tels sont les mélanges de l’esprit artistique pour servir la création. comment transcrire cette gêne entre une oeuvre objectivement dépouillée, et un rendu subjectivement dense ?

Peut-être parce que ces danseuses finissent par nous renvoyer à une image personnelle de la perfection. Ces jeunes filles représentent l’objet de toutes les convoitises. L’une à une pose nonchalante avec une main sur les hanches et l’autre tenant un éventail. Elle nous dévoile ces épaules, et pourtant cela semble déjà être un voyage pour mieux la rencontrer. L’autre se gratte le dos sans retenue. Elle semble si proche de nous. On pourrait la connaître du fait de tant de familiarité. Les noeuds sont de toutes les couleurs : bleu, rouge, jaune, vert. Il y en a pour tous les goûts. Tout le monde peut y trouver l’objet de son désir. Chaque femme peut se retrouver dans l’une des danseuses. De même chaque homme aura plaisir à se retrouver dans la figure du maître : immobile devant ces femmes qui l’écoutent.

Le voyage dans une recherche plastique a fini par prendre au piège Edgar Degas qui semble séduit par ces jeunes filles qui ne le remarquent plus alors qu’il a passé dix ans de sa vie à leurs côtés. On imagine le léger bruit de la pièce, les toussotements, les ricaneries, les mesquineries, les moqueries, la coquetterie, les blessures, et les pleurs. Mais aussi les joies immenses, même rares. On ne leur souhaite que du bonheur pourtant.

L’incident de Mudken

Tout se passa comme dans un brouillard. On aurait dit qu’Hugo Pratt lui-même avait préparé la conquête de la Mandchourie par le Japon. Tout commence le 19 septembre 1931 par l’incident de Mudken en Mandchourie. Ce soir là des explosions détruisent une partie importante du chemin de fer de Mandchourie du Sud dans la région chinoise de Mandchourie. C’est une voie commerciale importante, et tout de suite les japonais prennent prétexte de la situation pour cerner la garnison chinoise toute proche et ils attaquent les troupes en cantonnement.

Le gouvernement de Tchang Kaï-chek avait déjà décidé de refuser l’affrontement avec les troupes japonaises pourtant numériquement inférieures. A Beidaying, les japonais ne rencontrent aucune résistance. Ils avancent, et désormais ils contrôlent l’ensemble de la garnison et les villes principales de Mandchourie du Sud : Shenyang, Changchun, Dandong, et les environs. En quelques jours, c’est l’ensemble de la Mandchourie qui tombe sous l’influence du Japon.

La création du Mandchoukouo le 18 février 1932

L’armée japonaise décida de créer un État fantoche, le Mandchoukouo. Cet État ne fut reconnu que par l’Italie et l’Allemagne. L’ensemble des autres nations considéraient que cette province appartenait légitimement à la Chine. La doctrine Stimson des Etats-Unis à ce sujet est très claire. En 1932 est installé Puyi, le dernier Empereur de la dynastie Qing. Il est à la tête de l’Empire mandchou.

L’incapacité de la Société des nations de résoudre le conflit

Alors que l’Europe sort difficilement de la première guerre mondiale, le Traité de Versailles signé le 28 juin 1919 prévoit la création de la Société des nations dans sa première partie. Celle-ci est considérée comme la première forme réellement organisée de gouvernance mondiale pour gérer les conflits liés à la sécurité collective. Pourtant, elle est dans l’incapacité d’apporter une solution au conflit entre le Japon et la Chine. Le japon était membre permanent du Conseil de la Société des nations, qui est le prédécesseur du Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui décrédibilisait complètement l’institution nouvellement mise en place. Le rapport Lyton déclara que le Japon devait restituer la Mandchourie à la Chine. Avant même le déroulement du vote par l’Assemblée de la Société des nations, le Japon avait annoncé son intention de se retirer de l’organisation.

Les sanctions économiques étaient inutiles puisque le Japon continua de commercer avec les États-Unis. La situation se reproduisit peu de temps après avec l’invasion italienne en Abyssinie en octobre 1935, précipitant la fin de la société des nations.

La fin de Puyi sous la contrainte de l’armée rouge

Suite aux bombardements atomiques du 9 août 1945, l’Union soviétique envahit le pays. L’armée du Mandchoukouo est écrasée par l’Armée rouge, ainsi que par l’armée japonaise du Guandong. Les chinois s’installent à Harbin pour asseoir leur contrôle sur la zone. Puyi et ses ministres furent arrêtés par les soviétiques. On entendit plus jamais parler d’eux

Affaire du vapeur « Wimbledon »

L’affaire dit du « Vapeur de Wimbledon » [(R.A.C.P.J.I, 1er janvier 1922 – 15 juin 1925), Série E, N°1, pp. 159-163] a été l’objet d’un arrêt de la Cour Permanente de Justice Internationale, le 17 août 1923. C’est l’une des affaires les plus connues, et les moins commentées par la doctrine internationaliste.

Une société de fret française « Les affréteurs réunis » avait chargé dans le port de Salonique, au printemps 1921, des munitions et du matériel militaire à destination de Dantzig en Pologne, dans un bateau vapeur anglais – le Wimbledon. Lors de son voyage, le bateau vapeur se vit interdire l’accès au canal de Kiel par son directeur. Celui-ci opposait au capitaine du vapeur les ordonnances signées par l’Allemagne, et promulguées lors de la guerre russo-polonaise. A titre subsidiaire, il invoquait les ordre hiérarchiques qu’il avait reçus. L’Ambassadeur français à Berlin demanda sans l’obtenir la levée de cette interdiction, et d’autoriser le bateau vapeur à traverser le canal. Il se fondait sur le traité de Versailles. Il se vit à son tour opposer un refus. Le gouvernement allemand soutenait que les ordonnances sur la neutralité des 25 et 30 juillet 1920 interdisait le transit de tels chargements vers la Pologne et la Russie, et que le traité de Versailles sur la paix ne s’y opposait pas.

La société française d’affrètement ordonna au capitaine du Wimbledon de poursuivre sa route par les tracés danois. Ainsi, le vapeur passa finalement par Skagen pour arriver à Dantzig. Le navire a subi un arrêt à quai – un stationnement – de onze jours, et un déroutement de deux jours.

Néanmoins, cet incident devait connaître un développement diplomatique. Des négociations se sont déroulées entre la conférence des Ambassadeurs et le gouvernement allemand mettant en cause des points de vues opposés concernant la neutralité de l’Allemagne. Les vainqueurs de la première guerre mondiale se virent confrontés à la position de l’Allemagne qui suggéra d’elle-même aux ex-alliés la saisine de la CPJI, organe nouvellement mise en place par la Société des nations pour résoudre l’interprétation à donner au traité de Versailles, et la portée de la neutralité de l’Allemagne.

La requête des puissances à l’encontre de l’Allemagne demande réparation à hauteur de 175,000 francs, et des intérêts de 6%/an. La requête fut transmise au gouvernement allemand, aux membres de la SDN, et aux signataires du traité de Versailles. Le gouvernement polonais, sur la base de l’article 63 du Statut, déposa une requête aux fins d’intervention.

I. Intérêt à agir

La CPJI a reconnu la requête recevable, même si les demandeurs n’avaient pas un intérêt pécuniaire évident à l’exécution des clauses du traité de Versailles.

II. Fond

La CPJI a procédé à une analyse des clauses, et conclut à l’absence d’équivoque. Le canal de Kiel a cessé d’être une voie navigable intérieure.

Sur la neutralité de l’Allemagne, la réserve de l’article 380 du traité de Versailles a pour conséquence que le passage est applicable aussi dans le cas de la neutralité de l’Allemagne. La clause qui est visée par la CPJI impose une importante limitation de la souveraineté de l’Allemagne sur le canal de Kiel. La Cour considère qu’il faut donner une interprétation restrictive à la clause du traité de Versailles, mais une telle interprétation ne doit tout de même pas faire dire le contraire de ce que la clause énonce.

La formation des sources du droit international est problématique. D’un côté, l’ensemble des mécanismes au moyen desquels les règles se constituent, et de l’autre ces règles dans leur état présent. Un traité résultant d’un ensemble de procédures conventionnelles contient des normes conventionnelles dont l’autorité apparaît distincte du mécanisme lui-même. C’est en ce sens que la CPIJ a pu constater que la conclusion d’un traité quelconque par un État ne constituait pas « un abandon de souveraineté » parce que « la faculté de contracter des engagements internationaux est précisément un attribut de la souveraineté de l’État ».

Il en découle que la CPIJ reconnaît à l’Allemagne le droit de déclarer sa neutralité dans la guerre russo-polonaise, mais à condition de respecter et de laisser intactes ses obligations contractuelles, en l’espèce celles qu’elle avait souscrites à Versailles, et que ces obligations imposaient à l’Allemagne de laisser le Wimbledon emprunter le canal de Kiel librement.

L’Allemagne est donc condamnée en réparation.

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Pluie, vapeur et vitesse : sublimation esthétique de l’âge industriel

Cette toile peinte en 1844 par J.M.W Turner a été acquise par la National Gallery de Londres lors de l’héritage Turner en 1856. En anglais, cette toile se nomme Rain, Steam and Speed. Si l’oeuvre de Turner est complexe à l’image du peintre lui-même, l’intensité esthétique de ce tableau est saisissante. Cette locomotive lancée à toute vitesse vers nous semble guidée son époque dans la modernité avec une profonde violence. Le titre du tableau lui-même est interpelant : « Pluie, vapeur et vitesse ». L’élément naturel est détaché de la vapeur et de la vitesse qui sont associées. D’un côté, la nature qui accompagne avec mélancolie un progrès dont elle semble étranger. L’outil machinerie qui naît dans la révolution industrielle britannique du milieu du XIXème siècle aboutit à la création de cette technologie qui semble monstrueuse est séparée de l’humanité, ou de son berceau naturel.

En effet, la toile est elle-même séparée en deux parties : à gauche un paysage paisible et simple émerge de dessous la pluie, alors qu’à droite la technique humaine est symboliquement matérialisée par le train. Le traitement pictural de cette oeuvre laisse place à la théorie du cercle chromatique si chère à Goethe. Celle-ci permet à Turner d’exprimer sa pensée sous forme de design industriel sans transiger avec le romantisme.

La vapeur et la vitesse sont les variables permettant la justification de teintes différentes mettant en scène le paysage et cette « bête » – le train – qui vient vers nous. Peut-on dire que la puissance de la technique prend le pouvoir sur l’ordre sacré de la nature faisant des hommes des spectateurs immobiles perdus sur une barque ?

I. La représentation de la technique en furie face à la nature

La toile est avant tout un contexte pictural mettant en scène la nature, la technique et l’homme par l’utilisation du flou, de la matière et de la palette.

La nature est devenue évanescente et nimbée par un flou qui prend le contrôle de la toile. Il utilise la perspective atmosphérique, technique moderne, pour montrer que le paysage s’estompe sous l’effet de cette modernité sans concessions avec le vide et avec la nature. Turner était paysagiste de formation, donc il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il utilise des ressorts topiques pour mettre en avant son impression.

L’utilisation de la matière est le point de subtilité de cette oeuvre : Turner a utilisé pour la réalisation de la partie liée au train des petits pinceaux, des couteaux, des lames et du fusain, ce qui est du à son activité d’aquarelliste. C’est une sorte de lien direct, de mise en abîme entre le peintre et sa peinture : une trajectoire unique entre une lame et le train qui perce ce paysage en le muant en oeuvre sensible et subjective.

L’utilisation par Turner des couleurs et de sa palette n’est pas anodine. On trouve du violacé, du blanc, du bleu, des tons froids et ocres, du chaud et de nombreuses variations permettant de faire des distinguos. Mais l’unité picturale repose sur les jaunes qui lient les espaces entre-eux amplifiant cet effet d’exaltation, de lumière et de composition combinant technique et nature.

Cette composition permet de comprendre à sa juste valeur que ce bouleversement cosmologique de l’espace naturel au sein de la toile n’est que le lointain écho d’une remise en cause encore plus grande qui se joue : la remise en cause de l’homme comme maître et possesseur de la nature.

II. La sublimation de la technique pour mieux comprendre le désengagement de l’homme comme maître et possesseur de la nature

A propos de ce tableau de Turner, Théophile Gautier écrit ces propos : « Eclairs palpitants, des ailes comme des grands oiseaux de feu, Babels de nuages s’écroulant sous les coups de foudre, tourbillons de pluie vaporisés par le vent : on eut dit le décor de la fin du monde. A travers tout cela se tordait, comme la bête de l’Apocalypse, la locomotive, ouvrant ses yeux de verre rouge dans les ténèbres et traînant après elle, en queue immense, ses vertèbres de wagons. C’était sans doute une pochade d’une furie enragée, brouillant de ciel de la terre d’un coup de brosse, une véritable extravagance faite par un fou de génie« .

Fighting Temeraire JMW Turner

L’oeuvre de Turner est très influencée par la technique moderne. La locomotive qui est peinte était l’une des plus modernes de l’époque : il s’agit de la Firefly Class. Dans cette autre peinture « Le dernier voyage du Téméraire » peinte en 1839 Turner démontre aussi son intérêt pour la technique. Dans cette toile le Téméraire domine un autre espace naturel, la mer.

Sur le plan gauche de « Pluie, vapeur et vitesse », on découvre une petite embarcation humaine qui assiste en spectateur au déferlement de cette « bête de l’apocalypse ». Perdu entre deux viaducs, pris de haut par le train, loin du rivage, donnant une impression d’une solitude infinie – l’homme assiste de loin à une prise en mains des espaces par des créations qu’il semble déjà ne plus maîtriser. En demeurant dans un espace encore éclairci du tableau, mais excentré, Turner semble vouloir signifier un appel à la raison : « un long chemin se prépare pour l’homme moderne ». Dans ce nouvel horizon magnifique et effrayant, l’homme est tout petit quand le train est si grand. Il est immobile quand le train va. La scène est évanescente quand de l’autre les couleurs sont violentes et ocrées. L’un semble disparaître quand l’autre semble s’installer. L’un n’est déjà plus quand le train se contente d’être.

En jouant sur les variations et les nuances de jaune, on semble voir dans une seule et même toile différents moments de la même journée dans un mouvement diurne. Le peintre est ici le créateur d’une réalité subjective, mais il donne à voir une réalité consubstantielle de l’époque dans laquelle il vît. Son coup de pinceau lance une réflexion plus profonde sur la place de l’homme dans la nature, et le risque de le voir dépossédé de sa maîtrise de la nature. La technique est le medium qui permet de comprendre où se situe la place de l’homme dans le cosmos, où est la conscience de l’homme si ce n’est dans la lumière, où sont ses réalisations si ce n’est dans le progrès technique.