Pourquoi la robe Mondrian ?

En 1965, Yves Saint Laurent présente lors de la collection automne-hivers 1965 une robe dite « Hommage à Mondrian ». Cela fait à peine trois années que le créateur a ouvert sa propre maison, et ce défilé va le rendre célèbre dans le monde entier. On l’appelle le « roi de Paris ». Il est de toutes les soirées, de toutes les mondanités, et du tout Paris. Il est vrai que durant toute sa carrière artistique, Yves Saint Laurent a revendiqué que la couture était un art appliqué, et qu’il cherchait à donner un contenu proprement artistique à ses créations. Il décide d’utiliser des inspirations diverses : des peintres ou des villes par exemple. Les créations d’Yves Saint Laurent vont puiser leur origine chez Delacroix, Ingres, Vermeer, Van Gogh et Braque. Des lieux, et des voyages imaginaires sont aussi une source précieuse de création : la Chine, le folklore russe, l’Afrique et le Tyrol autrichien.

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La robe Braque a connu un certain succès, de même que la collection de robes Bambara a eu un véritable retentissement. Yves Saint Laurent est connu pour son smoking, la robe saharienne ou le tailleur pantalon. Mais, ces créations n’ont rien de comparable avec le charme de la robe Mondrian. Pourquoi ?

Le contexte

Le milieu des années 1960 ce sont les années fondatrices de la maison Saint Laurent, et de la nouvelle vision conceptuelle de la femme qu’il développe. Il décide de prendre les codes en sens inverse. Il veut choquer, et casser cette vision étriquée de la mode pour milliardaire. Ces créations seront simples, et pourront être portées par une femme qu’il veut incarner et moderne. On le sent au regard, cette femme aura les cheveux en carré, et elle travaillera. Elle fumera, et sera libre. Cette robe Mondrian elle semble manifester ce désir nouveau d’une modernité enfin assumée par la mode. À l’image d’une société engoncée qui change, le créateur se veut porteur d’une vision différente.

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En 1966, Yves Saint Laurent donne vie à la collection Pop’Art en « Hommage à Andy Warhol ». Mais, cette collection est noyée par les autres pièces sur Lichtenstein et Wesselmann. Cette année-là, l’élément marquant de la carrière d’Yves Saint Laurent, c’est l’ouverture de sa boutique rive gauche et surtout son premier smoking. L’année suivante, en 1967, la collection dite africaine s’inspire de matériaux rarement utilisés dans la mode, à savoir le bois, le raphia, les coquillages ou les perles. Cette mode semble faire moins mode. De même la collection Pop’Art semble faire moins mode qu’art. L’univers de ces artistes est tellement puissant et connu du grand public, qu’il n’y a pas de traces du génie d’Yves Saint Laurent. En voyant des motifs inspirés d’Andy Warhol, les acheteurs préfèrent acheter des toiles plutôt que des robes.

La magie de la robe Mondrian, c’est que Saint Laurent l’a faite sienne. Il a dépossédé le peintre à son profit. Chaque créateur s’inspire des tendances, de l’art du moment et des couleurs de ses voyages, mais là le talent de Saint Laurent a été d’exhumer un artiste déjà décédé depuis 20 ans, et de reprendre ce qui a fait sa force.

Puissance visuelle et simplicité des codes

Pieter Mondrian est connu pour être un pionnier de l’abstraction utilisant un langage abstrait pour faire surgir sa vision de l’univers et de l’infini. Dans cette mouvance on retrouve les peintres russes Kandinsky et Malevitch. Mondrian a cherché à faire parler une vérité désolée en poussant l’épuration des lignes jusqu’à une forme de transcendance du paysage. Cette abstraction minimale suit un chemin géométrique simple, des lignes épurées, et des couleurs identifiables. Cette simplicité des codes va rejaillir dans une très forte puissance visuelle et un style personnel inimitable.

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Il écrit début 1914 à son ami Bremmer : « Je crois qu’il est possible, grâce à des lignes horizontales et verticales construites en pleine conscience, mais sans ‘‘calcul’’, suggérées par une intuition aigüe et nées de l’harmonie et du rythme, que ces formes fondamentales de la beauté, complétées au besoin par d’autres lignes droites ou courbes, puissent produire une œuvre d’art aussi puissante que vraie ». Il s’agit pour Mondrian de faire apparaître « une beauté générale ».

À partir de 1920 Mondrian souhaite s’abstraire de toute réalité matérielle au profit de l’essence du sujet étudié. Il revient à l’état primaire de la nature : les droites, les angles, le rouge, le bleu et le jaune. Il se sert du noir comme d’un liant pour structurer géométriquement ses œuvres. On entre ainsi dans une conception spirituelle de l’art où les formes donnent çà voir une vérité absolue. En jouant sur les variations et les différentes épaisseurs de trait, c’est la vie qui est mise en scène sur ses toiles. En jouant sur ces nuances, il raconte l’histoire de la vie, des hommes et des femmes, mais aussi de l’univers et de la mort. Ces nouvelles idées picturales et artistiques vont se nommer le néo-plastique.

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En analysant la robe Mondrian on retrouve les artifices qui ont fait le succès de du peintre.

La forme de la robe interpelle. Elle n’est pas engoncée. Elle est sobre. Elle n’est pas prétentieuse. En comparant avec des robes dessinées et conçues la même année, elle tranche par son modernisme radical. Les angles droits, les couleurs simples, la géométrie à l’œuvre apportent une connotation très chic à la robe. Elle porte une très forte identité visuelle.

Elle est devenue un classique de la couture car cette simplicité apparente cache une puissance visuelle très forte. Et cette puissance visuelle a rendu cette robe unique. La force de l’abstraction, c’est qu’il s’agit avant tout d’une représentation de l’univers et que chacun peut s’en faire son propre avis. Quand on la voit, on a envie de l’acheter et de la porter. Et cette magie qui opère n’est pas totalement rationnelle.