Le défi de l’analyse chez Stanley Kubrick : comment lire l’enchaînement des tableaux dans Eyes Wide Shut ?

On le sait, Alice (Nicole Kidman) est directrice d’une galerie d’art à New York. Or, durant le film, dans chaque lieu où Bill Harford (Tom Cruise) se rend, on peut y trouver soit un enchaînement de tableaux, soit un mélange de couleurs. De là, il serait facile d’imaginer Alice comme directrice de l’univers symbolique des rêves et des fantasmes de son mari. Elle est au cœur de ce réseau pictural qui gouverne les impulsions de son mari. Celui-ci, perdu dans cet univers onirique est en réalité l’objet des fantasme de sa femme. On peut aussi se demander, si Alice ne rêve pas l’ensemble du film. En effet, elle se réveille à la fin du film avec le masque vénitien de son « supposé » mari à côté d’elle dans le lit supposé conjugal. Mais, chaque apparition de son mari reste ancré dans un univers proprement pictural. Comment lire cette série de portraits au gré de cette longue nuit de couple en crise ?

Le rêve et le tableau

Stanley Kubrick nous a habitué à une série de films qui reflètent un univers psychique, et une pensée philosophique de la pensée mentale. Dans Eyes Wide Shut, il va un degré plus loin. Il va à la recherche de la pensée à l’origine de la pensée. Si le couple et la sexualité sont l’illustration filmique et photographique de cette réflexion, il s’agit plus d’une recherche sur le déclenchement des événements.

Dans leur appartement, Stanley Kubrick nous fait voyager dans un univers impressionniste. Cela pose le décor d’un couple bourgeois, mais isolé dans un jardin évanescent où se mélange tour à tour univers réel, et nature sublimée. La peinture impressionniste permet d’insérer le doute sur cette réalité partagée entre Alice et Bill. Le rêve revient sans cesse, comme autant de tableaux qu’il reste à peindre. Aussi, à lire le déroulé d’Eyes Wide Shut, on comprend que ces tableaux pourraient être le reflet des humeurs de Bill. Chez lui, il se retrouve perdu dans un jardin représentant le péché originel.

Au Café Sonata, il est confronté à la complexité symbolique d’un Matisse. Art moderne qui tranche nettement avec l’impressionnisme de leur appartement. A l’hôpital, il est confronté à nouveau à une galerie de peintures qui cette fois renvoie à l’abstraction. Chez Ziegler (Sidney Polack), il est saturé d’une galerie de portraits.

Le symbole de la nature et du corps

Sans vouloir sur interpréter les images de Stanley Kubrick, on se rend bien compte d’une volonté de mélanger les corps, les rêves, les fantasmes, les dérives et la réconciliation en une seule image : celle d’un film. Pour opérer la liaison entre l’ensemble de ces concepts, le réalisateur passe par un autre médium : les tableaux. Ainsi, les tableaux permettent aux spectateurs d’avoir une sorte de quatrième mur, de décor supplémentaire qui définit la pensée des protagonistes.

Le fond du film repose sur l’acte sexuel qui ronge le bien être d’un couple face aux périples de la vie conjugale. Le premier plan du film où l’on voit de dos Alice en train de se déshabiller est une peinture. Il y a d’ailleurs un miroir et non pas un tableau dans cette scène. Cela tranche avec l’univers de son mari Bill qui est composé de tableaux. Alice est dans on double, et dans son fantasme vécu. Elle est en soi un tableau d’elle-même, elle est son propre double.

Où commence le rêve ? Ou commence le réel ? Qu’est-ce qu’un fantasme ? Stanley Kubrick manie les concepts avec dextérité dans cette Odyssée spectaculaire où les thèmes centraux de son œuvre son présent.

Le smoking pour femmes d’Yves Saint Laurent, origines d’un mythe

7563752saint-laurent-smoking-fminintailleur-saint-laurent-femmeyves-saint-laurent-pierre-berge-l-amour-fou_3Le smoking pour femmes de Yves Saint Laurent est un grand point d’interrogation dans la mode française. Lorsqu’il présente ce vêtement lors de sa collection automne-hiver de 1966, les commentateurs de l’époque sont partagés sur ce bouleversement des codes vestimentaires pour la femme. Depuis, le smoking griffé Yves Saint Laurent s’est imposé comme un classique, et un incontournable du créateur. Lors de son dernier défilé haute couture, Laetitia Casta et Catherine Deneuve entourent le créateur habillées en smoking. Ils sont tous les trois en smoking, et cette image marque la fin d’un cycle de création iconique. Comment expliquer que le smoking soit devenu le symbole d’un style alors que Saint Laurent voulait a priori juste habiller la femme autrement ?

Pourquoi le smoking pour les femmes ?

Au début des années 1960, les femmes portent régulièrement le jabot, et les hommes vêtissent le smoking ou l’habit pour sortir le soir. La vie nocturne parisienne des années 60 n’est pas comparable avec ce qu’elle est devenue depuis. Les artistes sortaient dans les cabarets, et les soirées de Saint Germain des près étaient très animées. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, et la démocratisation de la nuit parisienne, on ne trouve guère d’artistes, et ceux-ci se cachent désormais à l’étranger. Le smoking au début des années 1960 est le symbole de toute une vie nocturne autour de la scène artistique parisienne. Yves Saint Laurent est de toutes les fêtes, et de tous les excès. Il voit déjà les envies de transgression à la fois chez les hommes, et chez les femmes. Ce nouveau désir de liberté bouscule les codes. Yves Saint Laurent s’en empare.

En avance sur son temps

Yves Saint Laurent est en avance sur les commentateurs, et les critiques. Le milieu artistique de cette époque salue le smoking pour femmes. À juste titre, puisque le smoking leur est dédié. De nombreuses personnalités s’emparent de suite du smoking Saint Laurent : Françoise Hardy, Hanaé Mori, Bianca Jagger, Liza Minelli, Lauren Bacall et Loulou de la Falaise par exemple sont les premières à porter ce nouvel habit. Il devient un incontournable des soirées parisiennes, et rapidement des socialite du monde entier. A New York, à Londres, mais aussi dans les soirées huppées du monde entier, le smoking Yves Saint Laurent est devenu l’habit de reconnaissance d’un certain milieu. Ce milieu s’identifie à Yves Saint Lauren, et à son style. Beaucoup sont des amis d’Yves Saint Laurent, et ils suivent ses tendances.

Le succès

Dans sa boutique Rive Gauche, Yves Saint Laurent connaît le succès immédiat avec son smoking. Le smoking est un succès de prêt à porter et non en haute couture. Le smoking devient l’emblème d’une mode, et d’un style, celui de Saint Laurent. Tous les jours, de nouvelles clients se pressent dans sa boutique de la place Saint Sulpice à Paris pour acheter son smoking. Cet habit est devenu celui des femmes qui veulent gagner en influence. Longtemps vécu comme un habit de la domination masculine, le smoking devient l’emblème de la femme signé Yves Saint Laurent.

Analyse de « L’affaire dit du Lotus » du 7 septembre 1927, Cour permanente de Justice internationale

L’affaire dit du « Lotus » a été l’objet d’un arrêt de la Cour permanente de Justice Internationale (C.P.J.I) le 7 septembre 1927de nombreux commentaires par la doctrine internationaliste. L’arrêt porte principalement sur les compétences des États en matière de droit international maritime. Nous sommes dans un contexte antérieur à la Convention de Montego Bay du 10 décembre 1982 qui règle les problèmes en matière de compétences juridictionnelles en matière d’abordage. En effet, l’arrêt dit du « Lotus » concerne tant la France que la Turquie dans un cas de collision entre navires suivi d’un abordage.

Faits

Dans la nuit du 2 août 1926, deux navires, un français, et un turc naviguent à destination de Constantinople. Le navire français, le Lotus, aborde le navire turc, le Boz-Kourt, en méditerranée. Ce navire se brise en mer, et au cours de l’abordage, presque une dizaine de marins turcs meurent. Le navire français sauve des marins turcs, et se rend à Constantinople avec eux.

Le 15 août, le capitaine français est arrêté par les autorités, et le 15 septembre il est condamné par les tribunaux turcs à cause des dommages subis par les turcs.

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Points de droits

Deux problèmes juridiques distincts, bien que similaires, se posent dans la présente espèce. La France a, en effet, protesté auprès de la Turquie en faisant valoir que le capitaine du Lotus était de nationalité française, et qu’à ce titre, la Turquie ne disposait d’aucune compétence juridictionnelle en la matière pour juger des actes commis par l’équipage. La France soutenait une compétence pénale objective qui était de nature purement territoriale. De fait tout autre Etat était exclu. La Turquie opposait également que sa compétence objective, du fait de la nationalité des victimes de l’abordage.

Aussi, il était demandait à la CPJI :

Comment résoudre les conflits de compétences territoriales entre États ?
Comment s’attribue cette compétence ?

Solution du litige

La CPJI a estimé que la compétence juridictionnelle et territoriale turque était fondée, car « il n’existe pas de règle en droit international relative aux cas d’abordage, qui réserverait les poursuites pénales à la compétence exclusive de l’État ». Le droit international n’a pas été violé par les autorités turques qui pouvaient légitimement arrêter le capitaine de l’équipage.

Le principe d’exclusivité territoriale prohibe de façon assez nette toute action visant à contraindre l’action d’un État sur un autre État. Si tout ce qui n’est pas expressément interdit est par nature autorisé, la compétence des autorités turques était conforme au droit international. Le principe de compétence universelle s’est appliqué tout d’abord dans la coutume internationale aux actes en haute mer.

L’article 97 de la Convention de Montego bay de 1982 a posé une règle de compétence juridictionnelle en matière d’abordage :

1. En cas d’abordage (…)en haute mer qui engage la responsabilité pénale ou disciplinaire du capitaine ou de tout autre membre du personnel du navire, il ne peut être intenté de poursuites pénales ou disciplinaires que devant les autorités judiciaires ou administratives soit de l’État du pavillon, soit de l’État dont l’intéressé a la nationalité.
[…] 3. Il ne peut être ordonné de saisie ou d’immobilisation du navire, même dans l’exécution d’actes d’instruction, par d’autres autorités que celle de l’État du pavillon.

Mr. Turner (film, 2014) : entre l’infini et rien, le ridicule.

Le biopic réalisé par Mike Leigh, Mr. Turner, sorti en 2014 est décevant. Il s’attache à présenter la partie la moins intéressante de la vie de Joseph Mallord William Turner, à savoir la fin. A cela s’ajoute le sous-emploi de Timothy Spall qui est engoncé dans un rôle de pure composition. On y voit un personnage qui bien qu’il soit un génie se comporte comme un misogyne du 19ème siècle.

Le film qui nous est donné à voir oscille entre l’infini et rien.

I. L’infini 

L’infini est bien sur présent tout du long du film. Il s’agit de l’Oeuvre de JMW Turner. Nous y voyons ses plus grandes toiles, ses plus grandes fresques. Son génie ressort de partout. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il ressent, et tout ce qu’il peint est touché par une main divine.

Une fois de plus Le dernier voyage du téméraire (1839) se trouve pleinement glorifié. Il est là. Massif. Orgueilleux. Passé. Mais, on sent qu’en soit, il représente une oeuvre immense.

MrTurner_1

L’infini, c’est aussi ce travail de recherche sur la lumière. Le film est une véritable recherche sur la lumière qui éblouit, et rend honneur au travail du peintre. Mr. Turner

La lumière emporte le regard vers un horizon pictural nouveau. On ne sait plus si le film est l’oeuvre ou si l’oeuvre est le film. C’est prétentieux de la part du réalisateur de vouloir entrer dans une confusion pareille, mais c’est irréprochable. _MrTurner

II. Le rien

Le reproche le plus triste que l’on puisse adresser à ce film est de deux ordres :

A. Il est très difficile de commenter le film lui-même, car il est long (2h50), et qu’il ne dit pas grand chose. Si JMW Turner est une personnalité atypique, et que la haute société de Londres raillait son tempérament singulier, ce n’est pas cette succession de grimaces forcées qui le fait ressortir avec finesse.

B. C’est délicat de faire un film de paysage. Ceux qui réussissent cet exercice s’y prennent de façon modeste et éclairée. Il ne tentent pas de confondre leur caméra avec le pinceau du peintre comme cet image on le réalisateur se prend pour l’artiste. On peut comprendre que Mike Leigh se satisfasse de son oeuvre cinématographique, mais il doit comprendre qu’il nous blesse en nous servant un film décevant.

Mr.-Turner-

 

 

 

 

 

Entre l’infini de l’artiste, et le rien de la médiocrité, parfois, le ridicule vient se loger.

House of cards, saison 3 bande d’annonce

House of cards, Season 3 Trailer

Finally the season 3 is coming up !

Le roman entre imagination et réalité

Le roman doit-il privilégier l’imagination ou décrire la réalité ?

L’opposition traditionnelle entre le roman de genre fantasmé et le roman naturaliste qui se contente de restituer au monde sa propre réalité ne peut suffire à épuiser le contenu du travail de l’écrivain. L’écrivain peut décider de s’inspirer de faits imaginés pour décrire fidèlement une réalité sociale, de même que d’un fait réel, il peut décider de passer dans le registre imaginatif. Le respect d’un cadre spatio-temporel cohérent avec des personnages fictifs, c’est en partie le sens du roman naturaliste. L’œuvre d’Émile Zola sur les Rougon-Macquart se déroule durant le second Empire à Paris, mais l’ensemble de l’œuvre est fantasmée. Cette tension entre l’écriture et l’écrivain a été la source d’une réflexion profonde pour déterminer comment entre la « langue » et le « style » on pouvait tenter de comprendre l’acte quasi physiologique qui témoigne de l’insertion de l’écrit dans une œuvre. Cette opération qui permet de restituer à l’écrivain sa vocation, et à la littérature sa substance, est à l’origine de l’œuvre de Roland Barthes. Dans Le degré zéro de l’écriture, on sent tant la force intellectuelle du critique que du sémiologue, qui va chercher la part de la création et de l’imagination dans l’écrit. L’écrivain naturaliste aurait renoncé à décrire la réalité en exhibant le réel, de même le roman mythologique, au sens imaginatif du terme, est incomplet « sans passer par aucune des figures de l’Histoire ou de la sociabilité ». Faut-il pour autant renoncer à expliquer que « L’écriture du roman » est tout à la fois faussement évidente sans fabulation crédible (I), évidemment fausse sans réalité fabulée ? Comment alors rendre au roman son « degré zéro » (II) ou l’imagination et la réalité se retrouve pour éviter le sabordage du roman naturaliste que craint Roland Barthes ?

I. L’écriture du roman doit privilégier une fabulation crédible

Roland Barthes va tenter de répondre au roman naturaliste qu’il accuse de sabordage. Il démontre la naissance de la mauvaise conscience de l’écrivain au 19ème siècle qui devient en réalité celui qui dénature la réalité. Le roman naturaliste est confronté à un paradoxe qu’il lui est difficile de résoudre théoriquement : d’une part, il dit « je suis la littérature », tout en prétendant rendre au monde sa réalité, alors que d’autre part, il ne part pas à la reconquête du vivant en donnant à voir sa vérité. Le lecteur est donc perdu avec la certitude d’un monde sans utopie, et où la littérature ne réconcilie pas le vivant et l’imaginé. Ce débat théorique a été parfaitement matérialisé par les structuralistes. Dans deux articles « La mort de l’auteur » de Roland Barthes et « Qu’est-ce qu’un auteur ? » de Michel Foucault, les deux structuralistes tentent de répondre à une question : quelle est l’intention de l’auteur ? Roland Barthes pense que l’on ne peut pas répondre à cette question. Il prend pour exemple Sarrasine d’Honoré de Balzac. Dans ce texte, un castrat est amoureux de Sarrasine. Il délire sur sa féminité, et devient obsédé par son image. En prenant le texte comme imaginé et figuratif, peut-on dire qui du castrat ou de Balzac s’exprime sur elle. Michel Foucault voit dans cette absence de distanciation la mort de l’auteur consacré ou tout son travail est œuvre : de la correspondance aux brouillons. Avec la mort de l’auteur, son travail devient œuvre quand il le décide.

Le travail de fabulation crédible devient nécessaire pour rendre à l’œuvre son caractère d’œuvre et dépasser la pensée de son auteur. L’écrivain ne s’appartient pas pourtant. Le nom d’un écrivain lui sert pour être le désigné. En trouvant un fragment écrit de l’auteur même s’il n’avait pas l’intention de le publier, celui-ci devient son œuvre. Le « je » c’est l’auteur lui-même, et le travail de narration prend toute son importance quand le roman naturaliste ne semble vouloir être que langage. C’est en creux la pensée exprimée par Paul Valéry dans Tel quel : « Quand l’ouvrage a paru, son interprétation par l’auteur n’a pas plus de valeur que toute autre par qui que ce soit… Mon intention n’est que mon intention, et l’œuvre est l’œuvre ».

Aussi, l’œuvre romanesque doit privilégier un travail de fabulation crédible pour ne pas se contenter des lacunes supposées ou réelles du naturalisme critiquée par les structuralistes. Cela ouvre le champ du roman qui réconcilie réalité et imagination.

II. Le retour au degré zéro de l’écriture en réconciliant imagination et réel

Les représentations des effets du réel dans l’œuvre des écrivains ne sont pas vaines. Elles cherchent à inscrire le lecteur dans un univers réel. Que ce soit chez Victor Hugo, Balzac ou Zola, les longues descriptions qui s’enchaînent ont un double effet. D’abord, en les multipliant ils renforcent l’importance de leur propos. La description de la pension Vauquier dans le Père Goriot renforce l’image de cupidité. De même la description du logis de l’évêque dans Les misérables permettent de mieux restituer la grâce de son geste, puis la rédemption de Jean Valjean.

Dans S/Z pour Sarrasine et Zambinella, Roland Barthes va vraiment tenter de réconcilier l’imagination et la réalité, puis trancher la question de savoir quelle direction privilégiée. Il analyse chez Balzac cinq codes différents qu’il nomme des « lexies » qui vont former la trame de sa pensée, sans forcément correspondre à son intention réelle. En procédant par l’apport d’autres sciences comme la linguistique, la psychanalyse, la philosophie ou la sociologie, Roland Barthes va interpréter les éléments significatifs du roman balzacien. Il voit ainsi comment à travers le drame de la castration, l’auteur noue le contact avec son lecteur. En l’interpellant par l’émotion, il le fait entrer dans le champ littéraire. Il utilise des notions venues de la psychanalyse lacanienne comme le code « sémique » ou le code « sémiotique ». Il resitue ainsi l’intensité du drame et par l’intermédiaire du récit explique que le symbole du castrat offre un miroir au lecteur. La passion du mutilé, et l’intensité de l’amour déçu coupe le roman de sa dimension supérieure et offre une intensité inégalable permettant au lecteur d’être renvoyé à sa propre condition.

Même si le monde du roman est souvent simplifié et symbolique, le roman devient tantôt masque, et tantôt révélation pour le lecteur. L’art de l’écrivain est dans son œuvre, et dans son code. La symbolique acquiert une dimension ontologique, et le langage devient le bien sacré qui permet de rendre le réel par l’imaginaire ou l’imagination par le réel, selon que l’un ne se confonde pas avec l’autre.

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Kubla Khan by Samuel Taylor Coleridge

Or, a vision in a dream. A Fragment.

In Xanadu did Kubla Khan
A stately pleasure-dome decree:
Where Alph, the sacred river, ran
Through caverns measureless to man
Down to a sunless sea.
So twice five miles of fertile ground
With walls and towers were girdled round;
And there were gardens bright with sinuous rills,
Where blossomed many an incense-bearing tree;
And here were forests ancient as the hills,
Enfolding sunny spots of greenery.

But oh! that deep romantic chasm which slanted
Down the green hill athwart a cedarn cover!
A savage place! as holy and enchanted
As e’er beneath a waning moon was haunted
By woman wailing for her demon-lover!
And from this chasm, with ceaseless turmoil seething,
As if this earth in fast thick pants were breathing,
A mighty fountain momently was forced:
Amid whose swift half-intermitted burst
Huge fragments vaulted like rebounding hail,
Or chaffy grain beneath the thresher’s flail:
And mid these dancing rocks at once and ever
It flung up momently the sacred river.
Five miles meandering with a mazy motion
Through wood and dale the sacred river ran,
Then reached the caverns measureless to man,
And sank in tumult to a lifeless ocean;
And ’mid this tumult Kubla heard from far
Ancestral voices prophesying war!
The shadow of the dome of pleasure
Floated midway on the waves;
Where was heard the mingled measure
From the fountain and the caves.
It was a miracle of rare device,
A sunny pleasure-dome with caves of ice!

A damsel with a dulcimer
In a vision once I saw:
It was an Abyssinian maid
And on her dulcimer she played,
Singing of Mount Abora.
Could I revive within me
Her symphony and song,
To such a deep delight ’twould win me,
That with music loud and long,
I would build that dome in air,
That sunny dome! those caves of ice!
And all who heard should see them there,
And all should cry, Beware! Beware!
His flashing eyes, his floating hair!
Weave a circle round him thrice,
And close your eyes with holy dread
For he on honey-dew hath fed,
And drunk the milk of Paradise.

Corto Maltese et Rimbaud : le vrai cadeau de Hugo Pratt

Dans Corto Maltese en Sibérie, le conteur et mythomane de talent Hugo Pratt fait se rencontrer une dernière fois Rimbaud et le gentleman de fortune. Sur les traces de l’or blanc des Tsars en pleine révolution bolchévique, l’aventure viendra cueillir notre héros pour l’emmener à l’extrême-orient de l’Empire Russe. Alors que le train convoyant la joyeuse équipée est entrain de se précipiter dans le ravin du lac des trois frontières, le poème Sensation de Rimbaud illustre la chute :

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien,
Mais l’amour infini me montera dans l’âme ;
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, heureux- comme avec une femme.

Le Dernier Voyage du Téméraire (1839) de J. M. W. Turner : l’intensité du déclin

Quand on voit la toile Le Dernier Voyage du Téméraire (1839) peinte par Joseph Mallord William Turner (The Fighting Téméraire, tugged to her last berth to be broken) exposée à la National Gallery à Londres on ne peut être que pris par l’émotion. On y perçoit des couleurs splendides, des contrastes saisissants, une allégorie des vieux héros qui ont fait leur temps et qui doivent laisser la place. Il y a dans cette toile qui dit « place aux jeunes ». Turner considérait cette toile comme sa favorite.

JMW Turner

Dans d’autres toiles J. M. W. Turner s’intéressait à la révolution industrielle. Sur ce blog nous avons déjà eu l’opportunité de revenir sur la thématique de la sublimation esthétique du progrès technique chez le peintre dans l’une de ses toiles (cf. Pluie, vapeur, et vitesse : sublimation esthétique de l’âge industriel). Ce thème de la révolution industrielle se trouve également dans sa toile Staffa et Le château de Douvres.

Staffa

Or dans cette toile qui nous interroge, le peintre nous renvoie à la fin d’un monde – celui des batailles maritimes. Le navire de ligne HMS Téméraire est un vétéran de la bataille de Trafalgar entre l’Amiral Nelson et Napoléon. On a envie de lui dire : va au port vieux, tu as fait ton devoir. Mais, en analysant cette toile on a l’impression que Turner parle de lui-même, et de son propre déclin. Cette forte intensité qui ressort de la toile est peut-être à l’image des sentiments puissants qui traversent l’esprit du peintre qui ressent son propre déclin.

I. L’intensité du déclin

Inspiré par le Traité des couleurs (1810) de Goethe, Turner s’attache à respecter le triangle des couleurs. Le triangle des couleurs repose sur l’idée simple en apparence que la couleur est obscure. Partant, elle est un éclaircissement du noir. Cette approche vise à faire surgir une impression de jeu de couleur reposant sur les couleurs primaires : le jaune pour le soleil et le bleu pour la mer. Il y a « intensification » pour Goethe. Il y a une dynamique qui permet de faire surgir la vérité de la couleur.  C’est la recherche de cette intensification qui rend au tableau son harmonie. Turner est véritablement à son apogée. Les couleurs de la toile sont parfaites. Chaque partie de la scène est parfaite. La structure du tableau ne pourrait être plus réussie.

Sur le côté gauche de la toile on y compte cinq bateaux, et sur le côté droit seuls des éléments naturels sont présents. La dominante des couleurs est le bleu/jaune. La compression de ces couleurs rend une très forte intensité. La condensation des nuages avec le soleil domine la toile comme le haut du triangle des couleurs de Goethe. L’horizon n’a l’air guère avenant par obscurcissement du bleu sur un blanc très pâle. On a donc des couleurs froides à gauche, et à côté du Téméraire.

Le Téméraire est abandonné sur la gauche quand le déclin semble occuper tout l’espace de la toile. La beauté du bateau face au remorqueur vieilli.

II. Un tableau en forme d’adieu

L’adieu aux armes. C’est ainsi que Turner signe la fin de sa gloire. Il se sait en haut de sa gloire, donc il s’en va. Quelques années plus tard, vers 1846, le peintre se retire de la vie publique et prend un pseudonyme, Mr. Booth.

Aussi, ce tableau est une forme d’héritage. Il laisse une impression de très forte intensité, et de parfaite maîtrise des couleurs. Chaque partie de la toile est un savant dosage de stupeur, de richesse, et de subtilité. Cette coloration ocre, nacrée, atmosphérique, dans le parfait respect des prescriptions de Goethe va largement inspirer les impressionnistes.

On a pu qualifier Tuner de peintre des incendies tellement ses paysages devenaient aérien. Il n’en demeure pas moins un grand talent, et il fut considéré comme le précurseur de l’abstraction lyrique.

Analyse du film Les sentiers de la gloire (1957) de Stanley Kubrick : la guerre, les individus et les héros

Les sentiers de la gloire (1957) de Stanley Kubrick est tiré du roman de Humphrey Cobb Paths of Glory. Ce film nous ramène dans la violence de la première guerre mondiale de 1914 à 1918. C’est surement l’envie de Kirk Douglas de jouer le rôle du Colonel Dax qui a donné la confiance au studio de financer en partie le film.

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La guerre de 1914-1918 commence à s’enliser, et l’état-major décide de lancer une contre-offensive sur la colline aux fourmis qui a quasiment aucune chance d’aboutir. Cela ressemble terriblement à l’offensive du Général Nivelle dans le chemin aux dames qui coûta la vie à de nombreux soldats français en pure perte. Le 701ème régiment commandé par le Colonel Dax est repoussé par le feux allemand. Il se replie en base arrière.

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Le général Mireau qui est le stratège de ce plan d’attaque décide de faire exécuter des soldats tirés au sort pour les traduire devant un conseil de guerre pour procéder à leur exécution. Le général Mireau considère que ces soldats ont été lâches, et il veut en faire un exemple pour la suite. Le Colonel Dax s’y oppose fermement, et delà né un conflit entre les deux hommes. Trois hommes sont ainsi exécutés. Le Colonel Dax décide de s’expliquer avec le chef d’état-major, le général Broulard en lui apportant la preuve que le général Mireau a fait tirer sur sa propre armée en pleine offensive. Le général Broulard révoque le général Mireau et propose au Colonel Dax le poste de ce dernier.

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Le Colonel Dax qui est habité par l’idéalisme des justes refuse la proposition qui lui est faite.

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Le roman de Humphrey Cobb Paths of Glory (1935) a été rédigé au moment même où des soldats français exécutés pendant la guerre de 1914-1918 venaient d’être réhabilités.

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En France ce sont près de 2 000 soldats qui ont été fusillés pour l’exemple par l’armée pour avoir reculé sous le feu ennemi. Le général Revilhac est connu pour avoir fait tirer au sort des soldats de son régiment pour les exécuter. Dans l’absurdité de la guerre, des soldats ont même été réanimés pour les conduire au peloton d’exécution.

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Dans ce troisième film que réalise Stanley Kubrick, on peut noter l’utilisation de la caméra subjective qui amplifie l’intensité de la violence contre les soldats, le champ-contrechamp qui démultiplie les effectifs de soldats, des plans d’ensemble qui met en évidence l’horreur de la guerre. La caméra objective montre le champ de bataille pendant que la caméra subjective montre les soldats perdus dans les tranchées. On semble parfois être dans la peau d’un Fabrice Del Dongo sur les champs de batailles napoléoniens. Le jeune Fabrice semble presque étranger au spectacle qu’il contemple. Stendhal dans La chartreuse de Parme ne voit que du fatum dans l’esprit de Fabrice, contrairement au Colonel Dax qui s’est fait son jugement moral sur les événements dont il est le témoin. Le Colonel Dax semble d’ailleurs nous dire : pourquoi la guerre ?

Un film contre l’état-major français

Stanley Kubrick a voulu, à travers la tragédie de la violence, démontrer l’horreur de l’homme et l’absurdité de la logique militaire. L’état –major français durant la guerre de 1914-1918 a eu un comportement très critiquable, et critiqué. Ils ont mené une guerre où l’homme était la chair du canon. Le comportement de généraux comme Revilhac ou Nivelle a été fortement critiqué. Ils se sont comportés sans considération pour la vie des hommes qu’ils commandaient.

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C’est un film sur l’injustice. On ne voit jamais les soldats se battre les uns contre les autres. On voit des obus qui tantôt frappent une tranchée avec la force d’un éclair. L’injustice c’est la mort aléatoire des soldats, mais aussi le sort tragique de l’homme. L’ordre des soldats repose sur leur rapport à la mort et à leur faculté d’en faire abstraction.

Individus et lieux

Il y a une véritable volonté de Stanley Kubrick de jouer sur l’effet de contraste. Les militaires les plus gradés évoluent dans une ambiance de luxe. Ils vivent et travaillent dans un château. Leurs diners sont de très grandes factures. Ils semblent ne manquer de rien. Ils portent haut, et on sent qu’ils viennent dans milieu social favorisé.

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Cet effet de contraste est accentué par les plans très larges dans le château de l’État-major, et les plans serrés en travelling dans les tranchées pour les soldats. Le Colonel Dax qui dispose d’une grande chambre fait remarquer qu’elle est « petite » par rapport à celle des autres officiers supérieurs de l’État-major. Il est le seul officier supérieur à faire l’intermédiaire entre les deux mondes, et les deux espaces. Il parle aussi bien au général Broulard qu’aux soldats du rang. On sait qu’il est avocat. C’est un idéaliste. Le chef d’État-major est un cynique qui ne prend en compte que son intérêt propre. Le cynisme ne se retrouve qu’en haut lieu. Le Colonel Dax qui visite souvent les tranchées ne peut comprendre ce cynisme quand il est au prise avec cette réalité.

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Il y a une dissociation lieu/sentiment et lieu/individu. Cette effet d’opposition renforce la critique sociale et l’hypocrisie bourgeoise de la première guerre mondiale.

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Individus et héros

Les vrais héros du film sont ceux qui ont l’honneur de la caméra de Stanley Kubrick. Ce sont les soldats perdus dans la masse informe de la guerre. Ceux-là n’ont pas d’existence propre, ni de nom pour les nommer. Ce sont des individus et rien d’autre. Ils n’existent qu’en collectivité ; jamais pour eux. Cela ne fait rien au général Broulard ou au général Mireau de savoir qu’ils vont mourir. Ils pensent que ceux sont eux les héros, mais ils ne sont rien.

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Stanley Kubrick a bien voulu les montrer comme ils sont. Cela explique son jeu de caméra pendant toute la partie du film relative à l’offensive.

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Les sentiers de la gloire est un film sur les individus face à la guerre. Il s’agit de montrer une réalité sociale cruelle, mais qui a existé. Kirk Douglas avait dit à Stanley Kubrick que ce film n’allait pas rapporter d’argent, mais qu’il fallait faire. L’envie de Kirk Douglas de faire ce film avait donner la confiance au studio de réaliser le film. Ce fut le premier succès de Stanley Kubrick qui devint célèbre suite à ce film.