Pourquoi la robe Mondrian ?

En 1965, Yves Saint Laurent présente lors de la collection automne-hivers 1965 une robe dite « Hommage à Mondrian ». Cela fait à peine trois années que le créateur a ouvert sa propre maison, et ce défilé va le rendre célèbre dans le monde entier. On l’appelle le « roi de Paris ». Il est de toutes les soirées, de toutes les mondanités, et du tout Paris. Il est vrai que durant toute sa carrière artistique, Yves Saint Laurent a revendiqué que la couture était un art appliqué, et qu’il cherchait à donner un contenu proprement artistique à ses créations. Il décide d’utiliser des inspirations diverses : des peintres ou des villes par exemple. Les créations d’Yves Saint Laurent vont puiser leur origine chez Delacroix, Ingres, Vermeer, Van Gogh et Braque. Des lieux, et des voyages imaginaires sont aussi une source précieuse de création : la Chine, le folklore russe, l’Afrique et le Tyrol autrichien.

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La robe Braque a connu un certain succès, de même que la collection de robes Bambara a eu un véritable retentissement. Yves Saint Laurent est connu pour son smoking, la robe saharienne ou le tailleur pantalon. Mais, ces créations n’ont rien de comparable avec le charme de la robe Mondrian. Pourquoi ?

Le contexte

Le milieu des années 1960 ce sont les années fondatrices de la maison Saint Laurent, et de la nouvelle vision conceptuelle de la femme qu’il développe. Il décide de prendre les codes en sens inverse. Il veut choquer, et casser cette vision étriquée de la mode pour milliardaire. Ces créations seront simples, et pourront être portées par une femme qu’il veut incarner et moderne. On le sent au regard, cette femme aura les cheveux en carré, et elle travaillera. Elle fumera, et sera libre. Cette robe Mondrian elle semble manifester ce désir nouveau d’une modernité enfin assumée par la mode. À l’image d’une société engoncée qui change, le créateur se veut porteur d’une vision différente.

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En 1966, Yves Saint Laurent donne vie à la collection Pop’Art en « Hommage à Andy Warhol ». Mais, cette collection est noyée par les autres pièces sur Lichtenstein et Wesselmann. Cette année-là, l’élément marquant de la carrière d’Yves Saint Laurent, c’est l’ouverture de sa boutique rive gauche et surtout son premier smoking. L’année suivante, en 1967, la collection dite africaine s’inspire de matériaux rarement utilisés dans la mode, à savoir le bois, le raphia, les coquillages ou les perles. Cette mode semble faire moins mode. De même la collection Pop’Art semble faire moins mode qu’art. L’univers de ces artistes est tellement puissant et connu du grand public, qu’il n’y a pas de traces du génie d’Yves Saint Laurent. En voyant des motifs inspirés d’Andy Warhol, les acheteurs préfèrent acheter des toiles plutôt que des robes.

La magie de la robe Mondrian, c’est que Saint Laurent l’a faite sienne. Il a dépossédé le peintre à son profit. Chaque créateur s’inspire des tendances, de l’art du moment et des couleurs de ses voyages, mais là le talent de Saint Laurent a été d’exhumer un artiste déjà décédé depuis 20 ans, et de reprendre ce qui a fait sa force.

Puissance visuelle et simplicité des codes

Pieter Mondrian est connu pour être un pionnier de l’abstraction utilisant un langage abstrait pour faire surgir sa vision de l’univers et de l’infini. Dans cette mouvance on retrouve les peintres russes Kandinsky et Malevitch. Mondrian a cherché à faire parler une vérité désolée en poussant l’épuration des lignes jusqu’à une forme de transcendance du paysage. Cette abstraction minimale suit un chemin géométrique simple, des lignes épurées, et des couleurs identifiables. Cette simplicité des codes va rejaillir dans une très forte puissance visuelle et un style personnel inimitable.

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Il écrit début 1914 à son ami Bremmer : « Je crois qu’il est possible, grâce à des lignes horizontales et verticales construites en pleine conscience, mais sans ‘‘calcul’’, suggérées par une intuition aigüe et nées de l’harmonie et du rythme, que ces formes fondamentales de la beauté, complétées au besoin par d’autres lignes droites ou courbes, puissent produire une œuvre d’art aussi puissante que vraie ». Il s’agit pour Mondrian de faire apparaître « une beauté générale ».

À partir de 1920 Mondrian souhaite s’abstraire de toute réalité matérielle au profit de l’essence du sujet étudié. Il revient à l’état primaire de la nature : les droites, les angles, le rouge, le bleu et le jaune. Il se sert du noir comme d’un liant pour structurer géométriquement ses œuvres. On entre ainsi dans une conception spirituelle de l’art où les formes donnent çà voir une vérité absolue. En jouant sur les variations et les différentes épaisseurs de trait, c’est la vie qui est mise en scène sur ses toiles. En jouant sur ces nuances, il raconte l’histoire de la vie, des hommes et des femmes, mais aussi de l’univers et de la mort. Ces nouvelles idées picturales et artistiques vont se nommer le néo-plastique.

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En analysant la robe Mondrian on retrouve les artifices qui ont fait le succès de du peintre.

La forme de la robe interpelle. Elle n’est pas engoncée. Elle est sobre. Elle n’est pas prétentieuse. En comparant avec des robes dessinées et conçues la même année, elle tranche par son modernisme radical. Les angles droits, les couleurs simples, la géométrie à l’œuvre apportent une connotation très chic à la robe. Elle porte une très forte identité visuelle.

Elle est devenue un classique de la couture car cette simplicité apparente cache une puissance visuelle très forte. Et cette puissance visuelle a rendu cette robe unique. La force de l’abstraction, c’est qu’il s’agit avant tout d’une représentation de l’univers et que chacun peut s’en faire son propre avis. Quand on la voit, on a envie de l’acheter et de la porter. Et cette magie qui opère n’est pas totalement rationnelle.

Analyse de Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick : « Un siècle de barbarie commence… »

La figure d’Alex DeLarge, l’homme dynamite fossoyeur et victime de l’hypocrisie de la morale bourgeoise

« Un siècle de barbarie commence, et les sciences seront à son service ». Si les propos de F. Nietzsche dans Par-delà bien et mal anticipent avec profondeur le siècle qui vient de s’écouler, il s’agit d’un aphorisme à valeur de sagesse tragique. Le film Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick est l’illustration cinématographique la plus parfaite de ce siècle de barbarie. Son personnage principal, Alex DeLarge, est un mélange éruptif et sans pitié d’individualisme poussé jusqu’à son paroxysme et d’une volonté de changer l’ordre de la société.

Comme souvent dans ses films Stanley Kubrick évoque un certain nombre de thème philosophique et moraux. Dans Orange mécanique les thèmes de la dualité, du bien, du mal, et de la dérive totalitaire des sociétés post-modernes. Alex DeLarge suit le cheminent de l’homme dynamite dans l’oeuvre nietzschéenne. Il part de sa conception de la société pour être transformé par la dialectique du bien et du mal elle-même renversée par l’opposition maître/esclave qui va produire un renversement de la signification donnée au bien et au mal. Qu’est-ce à dire ? C’est ce que Nietzsche appelle le bon et le méchant par opposition avec le bon et le mauvais. Alex DeLarge va évoluer du mauvais vers le méchant pour aboutir par sa mutation totale en être désiré par la société socialiste et conservatrice qui l’a transformé. A la fin du film quand il affirme « Oh oui. J’ai changé pour de bon », on comprend qu’il a muté dans une sorte de nouvelle éthique sans que l’on comprenne qui du sociopathe ou de l’homme brisé a survécu. Qui est vraiment Alex DeLarge ?

Dans une société d’anticipation futuriste, sans trop l’être, le réalisateur plonge sa caméra dans la vie d’un groupe nommé les « droogs », en référence au russe droug (l’ami), qui est mené par un sociopathe Alex DeLarge. Ce dernier aime le sexe, la violence et la symphonie n°9 de Beethoven qu’il nomme Ludwig Van. Lui et ses amis boivent du lait le moloko plus, comme en russe. Ils s’expriment dans un argot anglo-russe. Cette nouvelle expression s’appelle le nadsat selon Burgess, l’auteur du livre Orange mécanique. Ce néologisme n’est pas sans rappeler le novlang de Georges Orwell dans 1984.

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Une nuit de violence commence. Alex DeLarge commence par passer à tabac un vagabond dans la rue. Lui et ses droogs se rendent chez un écrivain qu’ils martyrisent, et dont Alex finit par violer la femme dans la plus grande cruauté en chantant Singing in the rain.

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Mais son leadership est remis en cause par ses droogs car ils réclament une meilleure répartition de leurs vols. Pour se prémunir de la moindre contestation, il jette ses droogs dans le canal sans le moindre remords. Nietzsche expliquait dans Par-delà bien et mal que L’homme supérieur ne tient pas à être compris trop facilement. Surtout de la part de ses prétendus « bons amis ». L’homme supérieur trouve dans l’autre la part de médiocrité qu’il refuse d’assumer pour lui-même. En voulant se hisser au niveau de leur maître en souhaitant une répartition plus équitable de leur butin, les droogs ont précipité leur chute.

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Et là, un soir, dans une nuit d’ultra violence où se déchainent le sexe et la brutalité, les événements déferlent dans la furie et conduisent plus tard à la mort de la « riche femme aux chats » qui est assommé par un phallus géant qu’Alex DeLarge a trouvé dans le manoir de la dame. Sauf que celle-ci décède et Alex DeLarge est condamné à 14 ans de prison.

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Pour tenter de sortir rapidement de prison, il accepte de devenir l’objet d’une expérience scientifique, la méthode Ludovico, qui vise à démontrer que l’homme peut changer. Le ministre de l’intérieur supervise directement cette expérience sans tenir compte de l’avis d’un scientifique qui dans un moment de bon sens lui explique qu’il n’y a pas de changement de l’homme sans choix. A la suite de cette expérience il devient la victime de ses anciennes victimes. Une fois qu’ils se rendent compte de sa faiblesse ils en profitent pour se tourner contre lui.

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Cette volonté de changer l’homme s’appuie sur le behaviourisme qui est un concept tiré d’un livre de Burrhus Skinner Par-delà la liberté et la dignité. Il s’agit pour l’auteur de souhaiter le renforcement de l’efficacité de la nature de l’homme, de démontrer que son comportement peut évoluer par l’intervention de la société. Si le titre de son ouvrage n’est pas sans rappeler celui de Nietzsche Par-delà bien et mal, ce n’est pas un hasard. En effet, Nietzsche voit dans le monde sans volonté que les pulsions, et la violence. C’est ce qu’il appelle le monde mécanique. C’est le cas d’Alex DeLarge, il reste enfermé dans ce monde mécanique.

Le behaviourisme cherche à rendre à l’homme sa fonction purement utilitaire et sociale dans l’objectif de faire naître une société nouvelle. Pour Hannah Arendt, les systèmes totalitaires se caractérisent quand « les hommes, dans la mesure où ils ne sont plus que la réaction animale et que l’accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. La tentative totalitaire de rendre les hommes superflus reflète l’expérience que font les masses contemporaines de leur superfluité sur une terre surpeuplée […] une usine à fabriquer quotidiennement de l’absurde« . « Les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d’une manière qui soit digne de l’homme« (Les origines du totalitarisme). C’est exactement dans cet univers que semble plonger Alex DeLarge. Une société à la fois socialiste par sa volonté de contrôler les hommes par la cohésion de la masse à travers des structures, et conservatrice par les valeurs véhiculées d’ordre et de sécurité.

En y regardant de plus près il est effrayant. Avec son costume blanc de joueur de cricket monté d’une coquille, son chapeau melon et sa canne, tout est fait pour lui donner une impression de dynamite. Son vocabulaire argotique, son arrogance, son individualisme, son absence d’apathie pour ses droogs en font un anti-héros de culture populaire par excellence car il est viscéral et radical à la fois.

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Il finit en regardant son audience qui croit l’avoir totalement transformé, mais au fond de lui la musique de Beethoven et ses fantasmes pornographiques ne sont devenus qu’un. Reste à savoir laquelle de ses personnalités est morte. Dans ce décor de neige; de sexe et de voyeurisme, on retrouve les prémices de la mise en scène de l’orgie dans Eyes Wide Shut (1999).

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On a souvent dit qu’Orange mécanique était la représentation du monde moderne. En réalité, c’est une pensée simpliste. La figure d’Alex DeLarge est justement trop large pour être parfaitement analysée. Pendant le film, il est à la fois bourreau puis victime avant de devenir autre chose. Il ne représente pas la société ni une de ses dérives, mais tout simplement un électron sauvage et libre à la fois. Il représente l’ennui, la consommation, l’individualisme, le méchant, le paumé, l’obsédé compulsif, et l’objet de l’expérimentation.

Il faut en revenir à Nietzsche et à la sagesse tragique. Elle consiste à cesser de vouloir améliorer l’humanité, et à se contenter à prendre plaisir à ce spectacle, à se réjouir de ce spectacle, à aimer ce monde. Dans cette humanité sans retour, il faut se plier à une éthique par-delà bien et mal, en évitant toute dualité trompeuse. Ici, il n’y a pas de vérité sur la personnalité de Alex DeLarge, juste des moments d’état d’esprit.

Jules et Jim de François Truffaut (1962) : un film précurseur de l’individualisme post-moderne

Ce film adapté du roman éponyme de Henri-Pierre Roché en 1962 par François Truffaut est un film en avance sur son temps qui marque un renouveau du désir féminin. A l’époque de nombreux critiques avaient soulevé que le film de François Truffaut était un film relatant la seconde révolution sexuelle des femmes. Dans le même temps, François Truffaut expliquait que « Jules et Jim est un hymne à la vie et à la mort, une démonstration par la joie et la tristesse de l’impossibilité de toute combinaison amoureuse en dehors du couple ». La musique de Georges Delerue qui accompagne Le tourbillon met parfaitement en scène le thème de la dualité amoureuse et de la figuration des sentiments. A cette époque Jean-Luc Godard s’empare un avant la sortie de Jules et Jim de son héroïne, à savoir Catherine. Celle-ci est interprétée par Jeanne Moreau, certainement une vedette à l’époque. Elle se retrouve entre deux hommes, et ses sentiments qu’elle éprouve pour les deux amis vont les emporter irrésistiblement vers la mort après avoir vécu pleinement la vie. Ce film avait eu un véritable impact au temps de sa sortie. On voit même Jim expliquait une certaine vision du rôle de la femme, classique pour l’époque, mais parfaitement rétrograde aujourd’hui. En réalité, les moeurs ont tellement changé depuis 1962 que le film de Truffaut en est devenu désuet. Récemment, en regardant à nouveau Le mépris de Jean-Luc Godard, j’étais surpris de constater que le film n’avait pas vieilli. Pour cause, il décrivait un sentiment. Ici, le film prend le prétexte de ce trio amoureux pour relater les changements de moeurs de l’époque. Peut-on le dire, mais Jules et Jim est-il passé ?

I. La figure de Catherine, une héroïne individualiste qui résume à elle seule le vide de notre époque

Ce qui compte pour Catherine, c’est elle. Elle est belle, et elle crève l’écran, c’est exact.

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Elle est la figure structurelle du film, le pivot autour duquel tout le film repose. Le tourbillon de la vie tourne autour de son désir. Tantôt, le film est classique, statique, muet, l’époque désuète. Puis, soudain, elle arrive, elle parle, elle coupe la narration pour introduire une nouvelle vague.

D’abord, on la voit à bicyclette, puis en voiture, on la voit marcher, on la voit parler, on la voit aimer, puis elle en aime un autre, sans que cela nous choque autre mesure. Ce fameux tourbillon est en réalité une fausse désinvolture, un souffle esthétique étudié. Elle se comporte comme les gens beaux le font avec les gens moches, en leur faisant comprendre qu’ils ont de la chance d’être en leur compagnie.

Ensuite, elle se veut figure de l’amour libre, mais seulement. Ce qui est mis en scène, c’est une vision du monde contemporain qui allait surgir trente ans plus tard. Elle passe d’un amant à l’autre au gré de l’évolution de ses sentiments. Puis elle se fait quitter par Jim, car ils n’ont pas réussi à avoir d’enfants ensemble. On pourrait croire qu’il s’agit là d’une catharsis conservatrice, mais en réalité d’un comportement parfaitement actuel. Dans le monde post-contemporain tel qu’il était déjà décrit par Gilles Lipovetsky dans L’ère du vide (1983). Un monde vide où règne le plaisir du sentiment immédiat, sans donner la perspective du temps ou de l’histoire. Ce film donne à voir une femme qui ruine l’amitié masculine de deux amis pour la posséder, sans qu’elle ne leur donne jamais satisfaction, pour ensuite finir sans eux. On y voit le monde d’aujourd’hui où l’on quitte les personnes qui ne nous plaisent plus car les sentiments du moment le commande. Pourtant, les grandes oeuvres ne sont pas le fruit des contingences. Ce qui est vrai dans l’Histoire l’est aussi pour la vie. Construire, c’est se battre contre les sentiments contingents.

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Catherine, c’est le monde post-contemporain à l’oeuvre. Avec elle son cortège de beauté esthétique, de figures mouvantes, de monde instable, de mort et de dérèglement des sentiments que l’on appelle révolution sexuelle.

II. La fin d’un monde : la dialectique de la vie et de la mort

On oublie souvent de regarder ce film comme une fresque décrivant un monde qui se meurt, et un autre qui naît. Le sentiment de modernité nous revient toujours, alors que l’écran déroule une longue tragédie entre la France et l’Allemagne. Deux hommes, de deux nationalités se battent pour une femme. Ce ton léger du tourbillon, c’est aussi le calme avant la tempête.

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Il s’agit d’un moment de vérité entre deux guerres mondiales. Le corps calciné de Cathernine et Jim sont comme les charniers de l’horreur. Ce tourbillon qui emporte les nations par deux fois est un peu comme cet esprit que décrit Stefan Sweig dans Le monde d’hier. Souvenirs d’un européen (1941). Cet esprit cosmopolite dont parle Sweig dans ses souvenirs c’est un l’ambiance de Jules et Jim. Ce désastre dont il parle, c’est un peu la mort de nos protagonistes. Il y a quelque chose d’inéluctable dans ce film, et de misérable.

C’est un film qui ne rend pas triste, mais qui ne rend pas heureux. C’est un film sur la révolution sexuelle, mais seulement. Il s’agit d’une femme, Jeanne Moreau. D’une époque, celle de la mort d’une époque oisive. D’un certain ordre, celui de l’homme face à la femme. D’une vérité, celle de l’amour dévoilé. D’un rien romantique, en fait non. Sauf à voir la mort dans la vie.

Analyse du film « Le mépris » de Jean-Luc Godard (1963) : une histoire vulgaire et banale, un chef d’oeuvre (2/2)

II. Un chef d’oeuvre : éléments d’explication

Pour l’instant, il ressort de l’oeuvre de Jean-Luc Godard, que le Le mépris est le film que l’on retient le plus facilement avec A bout de souffle. Mais, il est surtout très aboutit dans son genre. D’une part, on y retrouve la musique de Georges Delerue, le générique parlé, les fesses de Brigitte Bardot, la voix de Jack Palance, la figure de Fritz Lang, ainsi que la présence même de Jean-Luc Godard comme l’assistant de Fritz Lang, tout concorde pour faire surgir une oeuvre surprenante.

A/ La musique de Georges Delerue

Quelle vie surprenante pour cet homme qui est né à Roubaix de mourir à Los Angeles après avoir composé pour les plus grands de François Truffaut à Ennio Morricone. La musique qu’il compose pour Le mépris demeure un air mondialement connu qui a surement contribué à rendre le film de Jean-Luc Godard célèbre. D’ailleurs, en 1995, la musique sera reprise pour devenir le thème du film Casino de Martin Scorsese. Cet air  reste associé à la mélancolie et l’expression d’un sentiment profond de changement dans la vie des protagonistes qui jouent.

B/ Les fesses de Brigitte Bardot véritable création de la femme

Vadim avait tenté d’offrir à Brigitte Bardot son rôle de premier plan. Il voulait faire d’elle une image d’une certaine femme et d’une certaine époque, mais sans lui rendre sa superbe. Louis Malle avait également tenté dans Vie Privée de lui donner une certaine allure sans y parvenir.

Si un jour Brigitte Bardot doit devenir une icône quand elle sera morte, elle le sera à l’image dece que Jean-Luc Godard l’aura fait. C’est lui qui a véritablement créé Brigitte Bardot, c’est lui qui lui a rendu sa vérité.

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Comment ne pas voir dans Brigitte bardot une femme nouvelle et qui a été créée par son réalisateur ?

Elle restera ainsi.

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C/ Fritz Lang, l’homme au coeur du film, la figure mythique vivante de Jean-Luc Godard

Sans Fritz Lang, il est certain que Jean-Luc Godard n’aurait pas pu faire le film qu’il désirait. Il n’aurait pas pu aller au bout de son oeuvre. Il le place dans le rôle d’une figure tutélaire et mythique au-dessus des hommes  et de leurs contingences. Paul et Camille ont leurs problèmes de couple, Jérémy Prokosch est obsédé par l’argent et sa puissance, mais Fritz Lang est obsédé par l’art. C’est lui donne au film sa vertu et son sens, et la direction de l’oeuvre même de Jean-Luc Godard qui cherche à démontrer le manifeste par lequel il entend réaliser des films.

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En jouant l’assistant de Fritz Lang, Jean-Luc Godard explique où il se situe par rapport à son maître. Cela ne veut pas dire qu’il se sent inférieur à lui, mais qu’il se voit dans son sillon.

En conclusion, il convient de voir dans Le mépris un chef d’oeuvre atypique. C’est le manifeste de Jean-Luc Godard aux choses de la vie, et à celles qui l’intéresse profondément. L’art, l’amour, la vie, en réalité de quoi d’autre pourrions parler ?

Analyse de La liberté guidant le peuple (1830), Eugène Delacroix : De poudre et de lumière (1/3)

I. De poudre et de lumière

Dans les temps difficiles, il est toujours utile de replonger dans l’Histoire, et de déchiffrer les grands actes fondateurs de la République française. Les thèmes politiques qui reviennent aujourd’hui le plus souvent comme l’arlésienne sont l’identité nationale, la nation, la définition de ce qu’est la France et de ses valeurs. Les réponses politiques et historiques qui sont apportées par les historiens, les philosophes et les politiques ne sont pas de nature à permettre de discerner le vrai du faux, ce qui fait partie de l’idéologie ou d’une vérité historique. L’histoire de la France est très complexe car elle se mélange avec l’Histoire, celle des siècles, des guerres, et de mouvements populaires. Une particularité de notre culture c’est qu’elle fut l’une des rares à porter dans son sein des artistes du génie d’Eugène Delacroix. Pour la première fois, un homme va peindre la liberté. L’utilisation de la figure allégorique n’est en soi pas nouvelle, mais la justesse de la représentation picturale de la Liberté guidant le peuple incarne l’aspiration de chaque citoyen à cette dynamique du temps, et cette avancée des institutions.

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Peinte par Eugène Delacroix en 1830, La liberté guidant le peuple s’impose de suite comme une oeuvre majeure de l’école romantique inspirée par les Trois glorieuses. Eugène Delacroix avait théorisé la fin des canons esthétiques de l’école classique, ce qui explique que cette toile fut à la fois un évènement politique et esthétique.

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L’évènement politique se situe au plus haut niveau de l’Etat. Le roi Charles X, frère cadet de Louis XVI est de plus en plus contesté. Le Prince Jules de Polignac succède à Martignac le 8 août 1829 comme Président du Conseil des ministres et ministre des affaires étrangères. Son arrivée aux affaires est le signe d’une réaction des ultra, c’est-à-dire des partisans de la monarchie absolue. Le Prince de Polignac qualifie son ministère de « Ministère de combat ». L’impopularité au sein des couches populaires est immédiate, et la contestation de la royauté est grandissante. L’année 1830, moins d’un an après l’arrivée aux affaires du ministère Polignac, les évènements se succèdent.

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Le 25 mai 1830, le roi ordonne l’expédition d’Alger pour espérer souder la nation autour de lui et ainsi emporter les élections parlementaires du mois de juin 1830. Dans une vingtaine de départements les élections sont reportées au mois de juillet. Le 14 juin 1830 le roi fait publier une proclamation contresignée par le Prince de Polignac pour tenter de renverser l’opinion en sa faveur. Les élections qui s’étalent de mi-juin à fin juillet 1830 renforcent le parti libéral. Les 221 députés deviennent 274, et les ultra sont moins de 180.

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Le roi Charles X refuse de nommer un ministre libéral. Il choisit l’épreuve de force avec le peuple. Le 25 juillet 1830 il signe les 4 ordonnances de Saint Cloud qui suspendent la liberté de la presse, dissolvent les collèges départementaux, restaurent le suffrage censitaire et appellent des collèges électoraux. Les 27, 28 et 29 juillet 1830 des émeutes surviennent dans Paris, et quelques jours plus tard Charles X abdique. C’est le début de la monarchie de Juillet, le Duc Louis-Philippe d’Orléans est proclamé roi.

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Dans ce contexte de poudre et de lumière, Eugène Delacroix prend le parti de ne pas prendre parti. Il reste spectateur des évènements. La Cour est un commanditaire important d’Eugène Delacroix, mais il développe une certaine sympathie pour les révolutionnaires de juillet. Il voit dans les Trois glorieuses un rappel de la Révolution française de 1789. Il est le témoin de ces affrontements très durs qui opposent le peuple de Paris avec la police du roi. Il décide de participer aux événements depuis son atelier. D’octobre à décembre 1830 il se met à peindre cette fresque monumentale de 260x325cm qui aujourd’hui est une oeuvre mondialement connue exposée au Musée du Louvre.

Le cimetière marin, Paul Valéry (1920)

C’est récemment lors du décès de l’un de mon voisin du dessus, que j’ai repensé à Paul Valéry. Depuis que je suis tout petit, mon grand père m’avait donné la passion de Paul Valéry. Lors de la cérémonie religieuse du décès de mon voisin, des vers du cimetière marin ont été récités, à l’image de la cérémonie de mon propre grand père. Nous avons oublié quel impact Paul Valéry a pu avoir pour la génération de nos grands parents qui aujourd’hui ont entre 85 et 95 ans. Je me souviens qu’en 2009 lors de son décès, mon cousin et moi avions récité Le Cimetière marin devant la baie de Trébeurden dans les Côtes d’Armor. Si les rivages du Cimetière marin de Paul Valéry sont ceux de Sète, les vers du penseur résonnaient formidablement sur nos rivages bretons.

Des amis bretons avaient trouvés une embarcation, et les hommes de la famille partirent en mer disperser les cendres du vieil homme. La mer était agitée, le ciel d’un gris très foncé, le bruit du bateau de pêcheur, la houle de la mer, et là, plus un bruit. Les vers qui furent récités par coeur de la bouche de deux enfants rendirent au monde son silence.

En voyant, l’hommage rendu à mon voisin, je n’ai pu m’empêcher de repenser à mon propre grand père, et de me réciter une fois de plus le cimetière marin : « Et quelle paix semble se concevoir, quand sur l’abîme un soleil se repose ».

Il serait long, très long de revenir sur la densité du poème, sur Paul Valéry, et sur son génie immense. Aujourd’hui, c’est le recueillement.

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Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux!

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir.

Analyse du film « Le mépris » de Jean-Luc Godard (1963) : une histoire vulgaire et banale, un chef d’oeuvre (1/2)

I. Le mépris, un sentiment poétique d’un instant

Le mépris est un film de Jean-Luc Godard sorti en 1963. Jean-Luc Godard va transformer une historie banale, voire vulgaire, en transformant la narration habituelle du film hollywoodien, en intellectualisant le moment de la rupture amoureuse, en donnant une dimension mythologique à l’homme, et humaine aux dieux à travers la figure de Fritz Lang. Au-delà de ces thématiques, la mise en scène, les costumes, le lieu, et les dialogues sont une mise en abîme du cinéma sur lui-même.

D’abord, il s’agit d’un film sur le cinéma. Il y a une opposition frontale entre le cinéma hollywoodien, et la nouvelle esthétique proposée par Jean-Luc Godard. Il y a une séparation intellectuelle entre le film lui-même qui bouscule les schémas classiques de mise en scène pour interpeller le spectateur, et ce que propose Jérémie Prokosch (Jack Palance) en tant que représentant de la production cinématographique hollywoodienne. La double narration de la bande d’annonce en est le meilleur exemple. La voie d’une femme et celle d’un homme qui répète le même texte à la façon d’automate nous plonge dans une atmosphère singulière et même mal alésante.

Ensuite, un long flot parcourt le film à la façon d’une odyssée certes, mais aussi à la façon d’une unité où les lieux, les personnes, les symboles, et les dialogues sont indifférents les uns aux autres pour mieux donner à chuan une force propre. Une fois de plus, la bande d’annonce frappe par la force qui est donnée à des mots très simples : la tristesse, le revolver, l’écran.

Ainsi, Le mépris entre dans la catégorie des essais épistémologique et poétique. Beaucoup ont essayé de voir dans cette mise en scène la fin de la structure développée par Aristote dans Les poétiques. Sans entrer dans ces considérations techniques d’harmonie des lieux, des textes et des personnages, la dimension proprement mythologique bouleverse le champ de la narration, de la communication et renverse le sentiment amoureux. Il s’agit de montrer sur un film, un moment qui intervient en l’espace d’un instant, celui où Camille cesse d’aimer Paul. C’est ce sentiment qui vît tout du long du film.

A/ L’intellectualisation de la rupture amoureuse

Le film raconte d’abord l’historie d’un sentiment qui naît, et qui va se produire l’espace d’un instant : celui de la rupture amoureuse. Au commencement, il y avait cette passion qui surgit de façon très sensuelle dans la scène introductive : celle où Camille est allongée nue, demandant à recevoir l’amour de Paul.

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– « Et mes fesses, tu les aimes mes fesses ? » A qui s’adresse-t-elle en prononçant cette question ? Cette image est plus une interpellation, une provocation qu’une question. Le doute lentement qui entre dans le couple bien avant que ce soit le mépris. Il y a ici du vulgaire, et de la provocation. Le génie de Jean-Luc Godard, c’est de laisser la scène complètement occupée par une Camille nue tout du long de l’écran. Il n’y a pas besoin de dialogue, juste une image. La puissance de l’image en oeuvre. Il y a du génie dans cette audace.

Mais, le film prend du relief en se déplaçant, de la chambre vers les studios de cinecitta. Des studios de cinecitta vers la villa Malaparte à Capri.

 

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Le scénario de Moravia tient dans cette intertextualité présentée à l’écran entre le film L’odyssée, les personnages principaux le tout sous la figure de Frtiz Lang. Cette densité provoque une intellectualisation qui permet au film de prendre une dimension différente de façon à permettre au mépris de surgir.

B/ La dimension mythologique de l’homme

Dans ce monde en ruine, dans cette mythologie dont Fritz Lang apparaît comme l’homme orchestre, l’homme prend une dimension totale et une apparence à l’image des dieux.

 

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Les hommes deviennent les acteurs d’une odyssée qui les dépasse, et s’égarent un noeud sentimental qui semblent organiser par des forces qui les dépassent.

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Dans la poésie d’Homère, à l’image de la figure d’Achille, les femmes sont associées, à la souffrance, l’amour à la mort, et l’homme à la solitude.

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Ici, le retour sera sans cesse, éternel et trompé. Le mépris commence son chemin quand, la figure mythologique tombe,quand Paul abandonne la quête de Camille ne serait-ce que l’espace d’une balade en voiture.

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C/ Des dieux humains, mais figés dans une temporalité perdue

Les Dieux deviennent eux aussi des figures immobiles, des hommes perdus ans un lieu qui les dépasse, et face à un horizon qu’ils ne peuvent plus maîtriser.

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Ces statues figées, elles représentent le cinéma classique. Elles évoquent les héros d’un temps passé qu’il convient de dépasser. Elles jouent un rôle important tant dans L’odyssée de Fritz Lang que dans Le mépris de Jean-Luc Godard. Elles ont une double signification puisqu’elles renvoient à cette figure déchue de l’homme, et d’un certain cinéma. En combinant cette idée avec celle du couple Camille /Paul qui prend une dimension mythologique, on comprend que l’un est l’équivalent de l’autre.Image

Ce cinéma qui meurt, il ressemble à ce couple qui se perd pour finir détruit. Comme tout mythe.

Analyse 2001, l’Odyssée de l’espace ou la déclaration universelle de la pensée de l’homme (3/3)

III. De la vie, et de la mort : la déclaration universelle de l’homme

A/ La naissance intellectuelle de l’homme

Souvent, en regardant le film de Kubrick, je ne peux m’empêcher de me dire que peu d’évènements auront eu autant de conséquences sur mon esprit. J’avais l’impression non pas d’assister à un film, mais d’être le spectateur unique de la plus impressionnante dissertation de philosophie. Mais, une dissertation philosophique d’un type unique, puisque pour la première fois j’avais l’impression de témoigner de la première dissertation universelle de philosophie. En réalité, il serait plus juste de qualifier « 2001, l’Odyssée de l’espace » de déclaration universelle de pensée de l’homme. Souvent, le cinéma est le prétexte pour raconter une histoire, ou un point de vue. Il peut également être affirmatif. Le cinéaste peut être objectif, subjectif, sentimental, talentueux, médiocre ou prestataire. Rarement, le cinéma est-il philosophique.

La philosophie antique est fondée sur l’étude de la physique, de l’éthique et de la raison logique. Ces trois angles d’analyse avaient pour cadre une cosmogonie qui visait à sortir l’homme du mythe, et de transformer des tributs en civilisation. En ce sens, une grande force constructrice de l’humanité réside dans l’opposition de la tribut et de la civilisation. La civilisation s’oppose à la tribut comme la nature à la culture ou la le sexe avec l’amour. Pour sortir de l’oeuvre mythologique, la pensée philosophique a construit la science. Et à cette époque, la science n’était pas divisée en sciences humaines et en sciences dures. Cette scission contemporaine a réduit le champ du possible, et rendu presque impossible toute grande oeuvre intellectuelle dans le cadre de l’université. En réalité, il n’y a pas de séparation entre la physique ou la logique, encore moins entre la physique et l’éthique. Les pythagoriciens analysaient comme une même chose le développement arithmétique avec la musique. La partition musicale est avant tout une oeuvre de logique, qui elle-même a une dynamique physique et éthique. Parménide et Aristote sont issus du courante des atomistes qui désignait l’étique comme science principale devant la physique. Kubrick ne l’ignore pas. Personne ne sait qu’elle fut sa connaissance de la philosophie classique ou naturaliste de l’Antiquité, mais il semble dans tous les cas la comprendre ou la deviner. Plus fort encore, il la met en perspective avec la philosophie romantique du XIXème siècle. Le nihilisme dont il fait preuve fait montre d’un pessimisme catégorique sur l’homme et le sens de la vie. L’influence de Nietzsche est ici très claire. Mais, il a fait de la philosophie sans le savoir. En revenant à l’aube de l’humanité, il a montré la naissance de la science, et de l’homme.

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Il y a un lien organique de l’homme à sa terre qui fait que notre rapport physique à la nature est plus mystique que complexe. Pourquoi filmer un australopithèque qui casse des restes de carcasse avec un tibia ossifié, si ce n’est pour signifier l’avènement de la pensée humaine. La beauté du premier chapitre de « 2001, l’Odyssée de l’espace » réside dans ce monde sans Dieu. Ce monde sans Dieu est effrayant car il n’est pas civilisé. D’ailleurs, il n’y a pas de dialogues ou de musique.

B/ Le voyage de l’homme après Dieu

Le voyage dans l’espace de l’homme constitue pour ainsi dire la plus grande partie du film de Kubrick. Ce voyage se fait par-delà la terre, dans l’univers. Par-delà l’univers, vers Jupiter. Et, par-delà Jupiter, dans l’inconnu absolu. Ce voyage est à la fois sans but organiser, et construit autour de l’idéologie. L’univers semble ôter l’homme de sa dimension mystique. Dieu n’est déjà plus. Dieu semble cantonner à l’habitacle terrestre. Il n’est qu’une émanation intellectuelle de l’éthique antique. Saint Augustin qui donnera naissance à la philosophie chrétienne est influencé par Platon. Mais, la philosophie chrétienne tue la philosophie antique et ralenti le temps. Comme à l’aube de l’humanité, le monolithe noir apparaît pour donner une explication, sans que celle-ci soit parfaitement satisfaisante, mais si elle a l’apparence de la perfection et de l’unité.

Ce voyage de l’homme se poursuit dans un univers où les réponses ne sont plus mystiques ou scientifiques. Elles sont immanentes d’un univers dont on ignore tout. L’univers devient psychédélique. Il est fluorescent. Il est grotesque et effrayant. Personne ne sait en réalité à quoi ressemblerait une accélération d’une navette dans l’espace.

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En réalité, ce qui est surprenant pour Kubrick, c’est le rôle de l’idéologie. On oublie le contexte politique des années 1960. Mais, il s’agit d’un monde suspendu à la guerre froide. L’année 1968 fut l’une des plus violentes après 1945. En arrivant sur la navette orbitale, on parle russe et anglais. La Pan Am à côté de l’URSS. Les deux idéologies survivent à Dieu.

C/ L’homme ne meurt pas

L’homme est attaché à un lieu : la terre. Il est attaché à l’écorce terrestre, et il faut le croire ne pourra survivre bien longtemps ailleurs. A quoi ressemblerait l’homme perdu dans les étoiles, les astres et les galaxies. Nous ne sommes heureux que quand nous sommes dans notre berceau fondamental, le lieu où nous sommes mis au monde. Naître, comme vivre, n’est pas anodin. Cela se fait sur son lieu de naissance. Il est bien difficile de naître, vivre et mourir ailleurs.

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Dans ces couveuses de l’espace, l’homme perdu face à une destinée qu’il ne maîtrise plus. Sous l’oeil implacable d’HAL 9000, il ne peut que mourir. Son destin est perdu. Il ne sait plus qu’il n’est déjà plus un homme, mais un corps de l’espace. Il croit qu’il part civiliser, mais il corrompt sa destinée. Il part à la recherche de réponses, quand il ne trouvera que plus de questions. Il ne trouvera jamais son créateur s’il croît que Dieu est mort ou n’a jamais été. Il devra se résigner à croire à la contingence des astres qui ont rendu possible l’eau, l’atmosphère et la vie. Delà, l’homme est sorti pour changer l’univers, et non le contraire.

Beauté inattendue d’heureuses symétries : les figures immobiles de Trouville

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Un soir, il y a deux ans. Une balade en fin d’après-midi. Seul. Il semblait qu’ils n’étaient presque plus avec nous. Les mains tendues, en suspension, avec l’océan de dos. Ils paraissaient nous offrir de si belles choses. Derrière eux cette immensité dont la houle les empechait de casser figure, en face on ne saurait imaginer un spectacle plus sublime.

Il est heureux de pouvoir plonger dans un dessein plus immense que soi, quand la nature s’ordonne d’elle-même. Que reste-t-il d’humain dans cet accord parfait. Tout y est désiré comme si nous l’avions médité. Les formes sont droites, l’étendue de sable prolonge l’infini dan un un espace fini. Celui-ci est coupé par une ligne droite. Les maisons bourgeoises ont toutes un couvre chef. Pas les autres. Elles semblent saluer la performance.

Je suis passé sans qu’ils ne m’entendent. Avec le vent, ils ont du s’apercevoir de ma présence bien après mon passage. Mes pas ne devaient plus y être déjà.  Souvenir splendide d’un instant merveilleux. Je me demandais combien de personnes saisissent la beauté des instants. La beauté des cercles dessinés sur le sable, l’absence de cerfs volants, le retrait progressif de la lumière – on soupçonne que c’est la fin d’une courte journée d’hiver.

Je me disais à quel point ce que j’admirais était si différent de ce que le maître Monnet avait pu voir en son temps. Etait-ce moins sublime ?

 

Analyse 2001, l’Odyssée de l’espace : circularité, technique et raison (2/3)

II. Circularité, technique et raison dans 2001, Odyssée de l’espace

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » écrivait Rabelais sur le nécessaire rapport de méfiance que l’homme doit entretenir avec la science. Le passage symbolique de l’os que tient à la main l’australopithèque qui se transforme en navette spatiale en est la meilleure illustration symbolique.

L'os et le vaisseau

L’os et le vaisseau

Le devenir de l’homme est-il nécessairement de chercher le progrès technologique ?

Il faut comprendre plusieurs chose avec le progrès :
– le progrès peut très bien se limiter à améliorer la qualité de notre vie en essayant de perfectionner des choses simples : les vaccins, le confort, la qualité de du son ou de l’image ;
– le progrès peut très bien être le perfectionnement du potentiel militaire ;
-le progrès technologique peut être de repousser les frontières : spatiales, technologiques, humaines.

Les scènes à l’intérieur de la navette internationale sont angoissantes, particulièrement dans un contexte de guerre froide. Le film a été tourné en 1967 pour être distribué en 1968.

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La navette est circulaire. Elle évolue dans un environnement lui-même circulaire puisqu’elle est entourée de planètes rondes. Plus intéressant encore, HAL 9000 – intelligence purement artificielle est présenté sous forme ronde et rouge, encerclé de d’une bande noire.

A/ La circularité inquiétante de l’Odyssée

L’Odyssée n’est pas une aventure. Elle suppose le retour au point de départ. Il ne s’agit pas d’une aventure de l’espace, mais d’une Odyssée. Le titre du film recèle cette circularité anaphorique du film : les planètes, la navette, la construction interne de la navette, HAL 9000 – tout semble rond.

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Pourtant, cette impression de rondeur est souvent brisé par un mouvement linéaire. C’est dans cette dualité que réside une autre partie de la réflexion de Kubrick.

Que veut dire la circularité chez Kubrick ?

Contrairement à ce que pense Shakespeare, l’Histoire a donc une logique chez Kubrick. L’auteur écrit : « raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et ne signifiant rien ». Ce qui n’est pas forcément dénué d’intérêt. Mais, chez Kubrick, on s’aperçoit que l’Histoire devient un objet d’étude, que l’Histoire se répète. Elle semble enfermée dans une logique plus grande qu’elle-même. Elle se répète, mais pas sous la même forme.

Le cercle c’est l’objet natal. Il s’oppose au monolithe, qui est l’objet créateur. Cette dualité est très prégnante chez Kubrick. Cette dichotomie est très claire : on voit le foetus sidéral encerclé par son alcôve céleste. On parvient à la fin du film et de l’Odyssée après un passage dans le mouvement stellaire. Celui-ci semble créer un nouveau cycle historique. Ce mouvement est rectiligne et non circulaire.

B/ HAL 9000 : l’Homme doit se penser en poète

En effet, Hal 9000 est un oeil, une pensée, un calculateur, et le prédicateur de l’avenir de l’Homme.

HAL 9000

HAL 9000

Nombre de commentaires ont été écrit sur HAL 9000. Il ne m’appartient pas de revenir dessus. On peut évoquer : la méfiance envers la technique, une réflexion glaçante sur l’avenir de l’Homme, la prise de contrôle de l’intelligence artificielle de la machine sur l’Homme. Certainement tout cela en même temps.

Néanmoins, quelque chose mérite d’être évoqué : c’est la tonalité de la voix de HAL 9000. Il s’exprime comme un enfant timide et autiste. Puis, dans ses réflexions se confondent une volonté de jouer à Dieu, et en même temps de se faire des amis. On dirait un enfant, puis un psychopathe. Le phrasé d’HAL 9000 vaut en réalité un long discours sur à quel point Kubrick avait peu de foi pour l’avenir de l’Homme sous l’influence de la technique.

Höderlin disait que l’Homme devait vivre en poète. Il doit aussi vivre en poète. HAL 9000 n’est pas le medium qui permet à l’Homme de communiquer avec une force supérieure; mais le fait que HAL 9000 soit à la fois un cercle et rectangle est une preuve de son antinomie. HAL 9000 est à la fois la vie et la mort. Il est le bourreau ou le sauveur. Il est celui sur qui toute l’expédition repose, et celui qui la fera échouer. C’est effrayant. Il semblerait donc que laissions notre avenir aux mains d’une entité que nous ne pourrions contrôler. Isaac Asimov a du apprécier.